De chair et de sang

La Cour Internationale de Justice de l’ONU a émis, ce vendredi 26 janvier 2024, un jugement qualifié de « stunning » et « historique ». Dans son jugement, cette instance, présidée par la juge Joan Donoghue dit reconnaître qu’il y a un risque réel et imminent que des torts irréparables soient commis aux droits humains des Palestiniens à Gaza. Ce qui va donc dans le sens de la requête introductive d’instance déposée le 29 décembre 2023 par l’Afrique du Sud auprès de la CIJ, affirmant qu’Israël, par ses actions menées contre les Palestiniens à Gaza, était en train de commettre un génocide, en violation de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.

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Les avocats de l’Afrique du Sud avaient ainsi soutenu que suite à l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, tuant plus d’un millier de personnes, l’opération israélienne menée depuis contre Gaza relevait d’un “pattern of genocidal conduct,” avec plus de 20 000 civils tués, la destruction de dizaines de milliers de maisons, le déplacement de près de 2 millions de Gazaouis, le blocus de l’aide humanitaire internationale, et les menaces répétées des autorités israéliennes à l’encontre de l’enclave palestinienne.

En réaction à cette accusation, les avocats d’Israël ont tout fait pour convaincre les juges de l’ICJ de rejeter le cas, affirmant qu’ils n’avaient pas la juridiction nécessaire pour se prononcer sur cette affaire, et que les accusations de génocide étaient contredites par le fait qu’Israël avait autorisé l’accès d’aide humanitaire à Gaza.
De l’avis général, il faudrait compter des années avant que la CIJ arrive à un jugement final dans ce cas entré par l’Afrique du Sud, compte tenu du haut degré de preuves exigé. Mais les audiences tenues les 11 et 12 janvier dernier ont débouché sur un premier jugement qui n’était pas totalement attendu.

Ce 26 janvier donc, les 17 juges de l’ICJ ont émis un jugement disant qu’ils trouvent plausible l’affirmation de l’Afrique du Sud concernant un génocide possible, voire déjà en cours. « La décision rapide rendue par la CIJ est une reconnaissance de la situation désastreuse à Gaza, où les civils sont confrontés à la famine et sont tués quotidiennement à des niveaux sans précédent dans l’histoire récente d’Israël et de la Palestine », a déclaré Balkees Jarrah, directrice adjointe du programme Justice internationale à Human Rights Watch.

La CIJ est allée plus loin en ordonnant à Israël de prendre six mesures pour changer sa conduite dans son combat contre le Hamas, afin d’empêcher d’autres violations des droits humains. Soit :
-Prendre les mesures nécessaires en vue d’empêcher tout acte de génocide contre les Palestiniens à Gaza
-Empêcher son armée de commettre des actes génocidaires
-Prendre des mesures pour éviter l’incitation au génocide à Gaza
-Mettre en route des mesures immédiates et efficaces pour permettre la fourniture de services de base et d’aide humanitaire à Gaza
-Sécuriser les preuves d’éventuelles violations du droit international
-Fournir à la CIJ, dans un délai d’un mois, un rapport montrant qu’il se conforme aux mesures ordonnées.

Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, a réagi au jugement du CIJ en faisant clairement comprendre qu’il ne comptait se conformer à rien du tout. “Israel’s commitment to international law is unwavering. Equally unwavering is our sacred commitment to continue to defend our country and defend our people. Our war is against Hamas terrorists, not against Palestinian civilians. We will continue to facilitate humanitarian assistance and to do our utmost to keep civilians out of harm’s way” a-t-il déclaré dans la foulée.
Reste que ce sont des mesures conservatoires qui ont été énoncées par la CIJ. C’est-à-dire que loin de ne représenter que des recommandations, cette ordonnance est juridiquement contraignante pour les parties, donc ici pour Israël. Et que la CIJ pourrait à l’avenir sanctionner tout non-respect. Cela constitue donc une montée significative au niveau de la pression internationale sur le Premier ministre israélien Benjamin Netahyahu et son principal soutien, le président américain Joe Biden. « L’ordonnance claire et contraignante de la Cour devrait inciter les alliés d’Israël à concrétiser leur engagement en faveur d’un ordre mondial fondé sur des règles, en contribuant à garantir le respect de cette mesure historique », estime la responsable de Human Rights Watch.

Certes, Israël pourrait choisir de ne plus répondre à la CIJ. Auquel cas seul le Conseil de Sécurité de l’ONU pourrait imposer des sanctions (comme un embargo sur les ventes d’armes, des restrictions commerciales etc).
De fait, cette ordonnance a automatiquement été envoyée au Conseil de Sécurité de l’ONU.

Et celui-ci se réunira mercredi prochain, à la demande de l’Algérie, “en vue de donner un effet exécutoire au prononcé de la Cour internationale de justice sur les mesures provisoires qui s’imposent à l’occupation israélienne”.
Toute cette affaire, lancée par l’Afrique du Sud, vient montrer, face à un certain défaitisme ambiant, que la « communauté internationale », si elle le veut, a encore moyen d’agir sur les affaires du monde. En cela, cette reconnaissance du génocide est déjà un énorme pas.

Mais le doute face aux retombées effectives des actions devant l’ONU est difficile à contrer quand on considère ce qui s’est passé cette même semaine dans le cas des Chagos. La veille du jugement de la CIJ sur Gaza a en effet été marquée par une déclaration de David Cameron, ancien Premier ministre britannique et actuel secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, à l’effet que le retour du peuple chagossien dans l’archipel «est impossible». Il y a quelques mois pourtant, son prédécesseur avait annoncé que le Royaume-Uni envisageait un accord sur les Chagos avec Maurice, incluant le retour potentiel des Chagossiens dans leurs îles. Ce suite à l’avis consultatif rendu par la CIJ le 25 février 2019, relatif aux aspects juridiques de la séparation par le Royaume-Uni de l’archipel des Chagos de l’Île Maurice dans le cadre du processus d’indépendance. La Cour concluant que le Royaume-Uni était tenu, « dans les plus brefs délais », de mettre fin à son administration des Chagos, en vue de permettre à Maurice « d’achever la décolonisation de son territoire dans le respect du droit des peuples à l’autodétermination ».

Le « revirement » britannique de vendredi dernier ne surprend qu’à moitié. Sachant qu’à la différence du cas d’Israël où ce sont des mesures conservatoires qui ont été énoncées, le cas des Chagos avait fait l’objet d’un avis consultatif.

Preuve que face au pot de fer, le pot de terre, souvent, est démuni. Mais malgré tout espérant, tant qu’il y aura, à travers le monde, des individus, et leurs représentants, pour qui la question des droits humains demeure une chose centrale, terrain d’une lutte opiniâtre, inlassable. Parce que dans droits humains, il y a d’abord humains, des êtres de chair et de sang qui n’ont parfois de « tort » que de n’être d’un pays que de grands intérêts convoitent indécemment…

SHENAZ PATEL

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