Citadelle de la peur

« Tout le malheur des hommes vient de l’espérance qui les arrache au silence de la citadelle, qui les jette sur les remparts dans l’attente du salut ». Ainsi écrivait Saint-Exupéry dans Citadelle, œuvre posthume publiée en 1948. Le week-end dernier, ce n’est pas le silence qui régnait au cœur de la Citadelle qui surplombe Port-Louis. A la place, ça a d’abord été de la musique, un Gran Konser co-organisé par La Isla Social Club de Victor Genestar et le groupe hôtelier Attitude pour célébrer son anniversaire. Un happening solidaire, familial, réunissant une belle brochette d’artistes locaux, soirée sans vente d’alcool devant se termine avant 22h, et dont les recettes allaient être reversées à quatre ONG.

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Jusque là, rien de dangereux, au contraire.

Sauf que vers 21h30, alors que The Prophecy terminait son tour de chant, une trentaine d’hommes encagoulés et vêtus de sombre ont fait irruption, ont saccagé le matériel en criant des insultes et des « Allah akbar », en affirmant que la Citadelle appartient à Plaine Verte et que ceux qui se trouvaient là devaient aller « fer zot malpropte kot zot ». Tout aurait pu déraper encore plus gravement. Mais les quelque 1 500 personnes présentes en ont finalement été quittes pour une évacuation et une grosse frayeur.

« Mal nommer une chose rajoute au malheur du monde » écrivait Albert Camus. Alors n’ayons pas peur des mots. Ce qui s’est passé le week end dernier relève d’un acte très grave, visant à intimider et semer la terreur. Une violation grave de la légalité et de la sécurité publique.

Il ressort que les organisateurs, alertés par la police, ont dû sortir une première fois à 21h pour rencontrer un assaillant qui leur a dit qu’ils attaqueraient le public à la sortie s’ils s’obstinaient, comme annoncé, à jouer et faire chanter en chœur à la fin du concert la chanson One Day. Ce que les organisateurs, devant la menace, auraient accepté. Ce qui n’a pas empêché les assaillants d’envahir la Citadelle et de menacer artistes et public.

Là aussi ne cédons pas à la tentation de faire passer ces assaillants pour des demeurés en affirmant qu’il ne s’agit là que d’une chanson pour la paix. Ce serait une erreur.

Le fait est, d’une part, que cette chanson a déjà créé polémique depuis sa sortie en 2018. Voulant exprimer « l’espoir d’une fin de la violence, et une prière pour une nouvelle ère de paix et de compréhension », One Day, qui a connu du succès à travers le monde a été reprise à de très nombreuses occasions. La plus récente ayant réuni à Haifa, ville côtière d’Israël, quelque 3 000 musulmans et juifs, qui se rencontraient pour la première fois, et qui ont en une heure, appris et chanté à l’unisson la chanson en trois langues.

One day est l’oeuvre de Matisyahu. Le nom hébreu et nom de scène de Matthew Paul Miller, connu comme un « American Jewish reggae singer ». Cette identité, il l’a lui-même longtemps revendiquée de cette façon. Venant d’une famille juive non orthodoxe, il proclame lui être devenu orthodoxe vers 2001. Par la suite, nous dit-on, il s’instruit intensivement au Hadar Hatorah, un établissement d’enseignement supérieur dans lequel l’étude du Talmud et de la Torah est continuelle et intensive. Il y écrit et enregistre son premier album alors qu’il est encore étudiant. Par la suite, il connaît le succès en 2006 avec la représentation live de King without a crown, et l’album qui le fait pénétrer dans le Top 10. En décembre 2011, il publie sut Twitter une photo de lui où il apparaît pour la première fois sans barbe. En juin 2012, une vidéo de promotion de son nouveau titre Sunshine le voit cette fois apparaître sans son habituelle kippa.

En août 2015, il est déprogrammé du festival de reggae Robotom Sunsplash, qui se tient près de Valence en Espagne, suite à l’action du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions), qui lui reproche une série de prises de position favorables à la politique israélienne, notamment d’avoir participé en mars 2015 au concert politique de l’AIPAC, lobby américain pro-israélien, proche du Likoud. Il lui est demandé de condamner la politique israélienne : il refuse.

Mais suite aux vives protestations du ministère espagnol des Affaires étrangères et de l’ambassade d’Israël à Madrid, il est reprogrammé, avec les excuses des organisateurs du festival.

Qu’est-ce à dire ?

D’une part que ceux qui sont intervenus le week end dernier ne peuvent simplement être relégués au rang d’ignares incultes. La « revendication » de ceux qui se sont ouvertement affichés comme des musulmans et ici très claire : elle est liée à la guerre qui fait rage en ce moment entre Israël et le Hamas palestinien.

Cela revient aussi à dire qu’il est inacceptable qu’un groupe d’individus se saisisse des lois de notre pays et les bafoue en prétendant affirmer une revendication politique et/ou religieuse. Point.

A ce titre, elles sont très dérangeantes les affirmations de certains à l’effet que certaines « autorités » auraient été au courant de la possibilité de cette attaque plusieurs jours auparavant, et que rien n’aurait été fait pour empêcher cela. A qui profiterait une telle chose ? La question se pose d’autant plus que la bande qui a envahi la Citadelle était manifestement organisée. Parmi les 15 personnes arrêtées dans les jours suivants par la Criminal Investigation Division (CID) de Port-Louis-Nord, il y a des habitants de régions comme Terre Rouge et Rose Hill. Pas seulement des habitants des quartiers avoisinants qui, à 21h, auraient jugé qu’ils étaient trop dérangés par le supposé bruit du concert et seraient montés sur un coup de tête.

Il y a aussi autre chose dont il faut parler : les slogans homophobes que certains membres du public disent avoir entendu. Le même jour, à Rose Hill, s’est tenue une nouvelle édition de la Marche des Fiertés auparavant connue comme Gay Pride. Une marche qui, rappelons-le, avait été contrée à Port-Louis en 2016 par un fort regroupement d’hommes musulmans, vociférant des slogans violents et haineux. De fait, il ressort qu’une tentative de contre-manif aurait été mise en échec samedi dernier lors de la marche à Rose Hill, avec le déploiement opportun d’un cordon de police prévenue par des personnes bien informées. Il importe donc de ne pas passer à côté de l’intolérance grandissante que certains n’hésitent pas à manifester ouvertement, en prenant en otage l’espace public, à l’égard de la communauté LGBTQIA+ de notre pays. Intolérance qui s’est manifestement renforcée après la victoire en Cour Suprême le 6 octobre dernier par Abdool Ridwan Firaas (Ryan) Ah Seek, homosexuel et activiste LGBT. Qui a obtenu que soit déclarée anti-constitutionnelle une loi datant de 1838 qui criminalise « same-sex intimacy between men » avec une peine pouvant aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement.

Il ne peut pas y avoir de zones de non-droit dans notre République. Qu’il s’agisse de la Citadelle ou de droits humains.

C’est aussi sur cela qu’il est attendu des autorités qu’elles prennent une position sans équivoque.

A ce titre, le silence du ministre des Arts et de la Culture suite à ce qui s’est passé à la Citadelle mérite aussi de nous interpeller. Dans ce lieu qui a accueilli pendant des années les plus grands concerts nationaux et internationaux.

Il n’est pas question ici que de « damaging property by band ».

Il s’agit de « damaging unity, serenity and peace ».

Nous avons le droit de refuser l’institution d’une République de la peur, d’où que cela vienne. Et de ne pas nous laisser détourner des enjeux véritables…

SHENAZ PATEL

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