Circulez, y a rien à voir

Vu cette semaine à l’île de La Réunion, dans une commune de la côte ouest, un grand temple hindou qui affiche la pancarte suivante : « Interdit aux touristes. Pour les fidèles seulement ». Une image qui télescope celle publiée il y a quelques jours par le Huffington Post, cette photo surréaliste d’alpinistes pris dans un « embouteillage » monstre au sommet de l’Everest, faisant littéralement la queue pour accéder au dernier tronçon de la plus haute montagne du monde.
« La libéralisation de l’ascension par les autorités népalaises dans les années 1990 a encouragé le développement d’expéditions commerciales et multiplié le nombre d’alpinistes sur les parois », explique l’article. Et ce qui était, il y a quelques années encore, un exploit réservé aux plus aguerris, le summum du dépassement du monde et de soi, est en passe de devenir un produit commercial de plus. Symbole effarant de ce que l’on appelle désormais la « touristification » du monde.
A l’occasion de la sortie de leur ouvrage Du voyage rêvé au tourisme de masse, les géographes T. Daum et E. Girard faisaient ressortir, dans une interview publiée en novembre 2018, que la géographie du tourisme, comme celle de la mondialisation, a radicalement changé depuis la fin du XXème siècle. L’Europe représentait au début des années 70 les 2/3 des arrivées des touristes internationaux et l’Amérique du Nord un peu moins de 20%. Aujourd’hui l’Europe n’en représente plus qu’à peine 50% et ne devrait en représenter que 40% en 2030. A l’inverse l’Asie Pacifique (2% des arrivées touristiques en 1970) capte déjà 22% des flux touristiques et devrait en capter 30%.
La Chine, dixième pays le plus visité en 1990, est aujourd’hui à la quatrième ou troisième place (si l’on intègre Macao et Hong Kong). Et l’enjeu de la décennie 2020 sera de savoir si la France reste la première destination touristique au monde (place qu’elle occupe depuis 1990) ou si la Chine va lui ravir cette première place. L’on voit par ailleurs apparaître de plus en plus de touristes chinois ou russes, les régimes autoritaires n’étant plus synonymes de restriction de la liberté de circulation (à l’exception de la Corée du Nord).
On ne peut par ailleurs passer à côté du fait qu’il y a là aussi un véritable facteur de domination et d’inégalité. Comme le font ressortir des sociologues, le « droit à la mobilité récréative » reste un privilège, dont la démocratisation réelle déborderait les capacités d’absorption écologique du globe. Pour l’heure, moins d’un humain sur quinze est en position politique, culturelle et économique de visiter les quatorze restants, souligne l’ouvrage La domination culturelle publié en septembre 2018 sous la coordination de Bernard Duterme.
De fait, la « mise en tourisme » d’une destination induit des recompositions socio-économiques, culturelles et territoriales. Au niveau local, le tourisme est devenu un enjeu politique de premier plan. De plus en plus, on ne parle pas seulement de ses avantages économiques pour un pays ou une région, mais aussi des conséquences néfastes induits par son développement tous azimuts: pour les habitants (espace réduit, prix du foncier qui augmente, substitution des commerces du quotidien par des magasins pour touristes, encombrement et bruit). Ainsi, à Barcelone, à Venise ou à Dubrovnik, on a pu voir apparaître récemment des manifestations, graffitis hostiles à l’égard des touristes et des tentatives de politiques municipales de régulation.
Il fut un temps où voyager pouvait être envisagé comme une recherche de dépaysement, d’authenticité, voire de risque relatif. Aujourd’hui, la fréquentation de masse transforme nombre d’espaces en les uniformisant, sous l’effet de la triple nécessité de la sécurité, de l’accès, et de la consommation. Certes, un certain nombre de touristes sont, en voyageant, à la recherche de confort, de loisirs organisés et de boutiques de souvenirs. Mais il y a aussi, pour échapper à ce processus, une demande croissante de diversification des parcours et des pratiques. Ce qui entraîne l’apparition d’un tourisme qui se veut autre : un tourisme solidaire ou équitable, avec de nouveaux centres d’intérêt et d’autres modes d’hébergement.
A Maurice, nous commençons seulement à nous inquiéter de ce qui ressemble à une baisse des arrivées touristiques, avec une « petite » croissance de 3,4% des arrivés touristiques entre avril 2017 et avril 2018, là où les Maldives et les Seychelles ont enregistré des hausses de 36% pour la même période.
Le dimanche 12 mai, le Journal de l’Ile de La Réunion titrait en une : « Maurice c’est fini ? », soulignant que les Réunionnais sont de moins en moins nombreux à partir en vacances à Maurice, avec une baisse de 6,4% entre 2017 et 2018, alors que le tourisme réunionnais représente le deuxième plus gros marché de Maurice après la France.
Quand on se rendra compte qu’on ne peut continuer à bétonner sauvagement nos côtes et à espérer que nos touristes aillent tous les ans acheter des t-shirts à la Foire de Quatre Bornes et festoyer à l’île aux Cerfs, sera-t-il encore temps pour « le pays du dodo » de se réinventer ?…

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