Parlez de révolution et vous verrez d’emblée les sourcils se froncer. Dans l’imaginaire collectif, ce mot est en général associé à des images d’embrasement, de destruction, d’affrontements, de guerres. Non, pas question de révolution, privilégions l’évolution opposent certains à ceux qui estiment que nous avons aujourd’hui atteint, à divers niveaux, une situation qui nécessiterait une révolution.
Et si, chez nous, celle-ci se révélait culturelle ?
Certes, l’expression « révolution culturelle » a mauvaise presse tant elle reste rattachée à celle menée entre 1966 et 1976 en Chine par Mao Zedong, pour restaurer son autorité sur le Parti Communiste Chinois. Mais un terme doit-il être agité comme un épouvantail parce que certains ont décidé, à dessein, de le figer dans une histoire tragique ? Et si l’actualité nous amenait à le réinterroger ?
L’avez-vous sentie, ces derniers temps, cette effervescence qui se manifeste sur la scène culturelle et artistique mauricienne ?
En ce moment même, plusieurs artistes de la scène musicale locale sont invités et se produisent à travers le monde, des Etats Unis à la Chine en passant par la France ou l’Inde. Le week-end dernier, le Festival du Livre de Trou d’Eau Douce a attiré, dans ce village de l’est, une foule inattendue venue rencontrer, échanger, débattre autour d’auteur-es et de livres qui témoignent d’une certaine vitalité créative et éditoriale. Ces jours-ci, deux longs-métrages mauriciens vivent une belle exposition dans des festivals internationaux. Expos, concerts, lancements d’ouvrages, podcasts qui interrogent notre vivre-ensemble, manifestations artistiques et culturelles diverses fleurissent au point de donner l’embarras du choix là où c’est le désert qui a souvent prévalu.
Il y a clairement là quelque chose qui est à l’œuvre. Quelque chose qui cherche à créer et approfondir du lien. Malgré le fait que la culture continue à être grossièrement non-soutenue par les autorités publiques.
En témoigne notamment la récente édition du MOMIX, le marché mauricien des musiques actuelles, organisé à l’initiative d’une petite société locale, Jorez Box, qui offre aux artistes de la scène musicale des ouvertures et avenues de professionnalisation. Mais qui, malgré ses appels insistants, n’a bénéficié d’aucun soutien, logistique ou financier, du dit ministère des Arts et du Patrimoine culturel.
Pourtant, la création artistique et culturelle nous est plus que jamais capitale.
Dans un article intitulé “The unsettling power of existential dread” publié le 5 octobre 2022 sur le site de la BBC, le science writer David Robson souligne à quel point le fait de se faire du souci au sujet de menaces à nos vies et à nos sociétés est stressant. Et à quel point cela peut aussi changer nos façons de penser de manière déstabilisante.
Ces derniers temps, regarder les grands titres amène à se demander si nous avons un avenir, fait-il ressortir. Après le Covid et la menace de variole du singe, l’invasion de l’Ukraine par la Russie fait planer le risque d’une guerre nucléaire. Et des événements climatiques extrêmes à travers le monde, incendies ici, inondations là, ont rendu concrète et palpable la menace que représente la réchauffement climatique pour la planète.
En sus de nous faire nous sentir déprimés et stressés, le rappel constant des menaces qui planent sur notre existence peut nous amener à devenir plus « closed-minded » et dogmatiques dans nos opinions, nous rendant plus enclins à croire en diverses théories du complot, alors que nous cherchons un sens au milieu de l’incertitude ambiante, dit David Robson.
Mais, ajoute-t-il, cela peut aussi amener un espoir : notamment celui qui montre que certaines personnes peuvent canaliser leur angoisse existentielle de façon constructive à travers des quêtes créatives. Avec des conséquences positives pour eux-mêmes et pour ceux qui les entourent.
Selon David Robson, notre compréhension de la psychologie existentielle prend naissance dans les années 1980 avec l’émergence de la «terror management theory ». Celle-ci s’attache principalement à la crise existentielle de base liée à la pensée de notre propre mort. Qui, selon les psychologues, nous amènerait à chercher du réconfort dans notre identité de groupe et notre culture. Partant du constat que sentir que l’on fait partie de quelque chose de plus grand que nous-mêmes (comme notre nationalité, notre religion, notre appartenance politique) peut donner un sens à notre vie, et rendre l’idée de la mort moins présente et effrayante. Mais cela peut nous amener à l’exprimer à l’aide d’opinions sur-polarisées, qui soutiennent notre identité de groupe et manifestent de l’hostilité vis-à-vis de ceux qui sont autres et n’en font pas partie,
Le docteur en psychologie Almog Simchon a ainsi entrepris diverses études où il met en lumière la tendance des personnes, en temps de crise (guerre, pandémie etc), à s’exprimer en utilisant à outrance des marqueurs de certitude qui laissent peu de place à la nuance (des mots comme « absolument, jamais, extrêmement, sans conteste »). “Such findings fit well with the general principles of terror management theory. When we read about distressing events in the news, we are reminded of the fragility of our existence” écrit David Robson. “As a result, we will try to ignore nuances that could add to the uncertainty. Instead, we can find comfort in expressing unambiguous ‘black-and-white’ opinions that reassert our cultural identity and worldview. Simchon points out that similar effects can be seen in people’s beliefs in conspiracy theories, which can reduce existential angst by providing an easy-to-understand explanation for the dangers. “People are really drawn to regaining some sense of control,” Simchon says. “And if there’s a guy on Reddit claiming to know all the answers, and who to blame – that can be very attractive.”
Le problème, c’est que ces réactions se révèlent souvent contre-productives, et peuvent nous empêcher d’affronter au mieux ces dangers. “When we face a crisis, we need to think flexibly and to recognise the nuances of the situation at hand – rather than seeking over-simplistic explanations and solutions”. Heureusement, affirme Robson, il est possible de canaliser notre angoisse existentielle de façon plus constructive: soit en créant. Diverses études montrent ainsi qu’un nombre grandissant de personnes y voient une façon de donner un sens plus large et plus profond à leur existence, et de contribuer positivement à celle des autres. Ainsi, pendant la pandémie, les activités créatives se sont multipliées. Et cette tendance n’a pas reculé avec l’allègement des menaces et restrictions post-pandémie. Bien au contraire.
La « révolution » culturelle qui est en cours est peut-être celle qui est liée au fait qu’un nombre grandissant de personnes semblent aujourd’hui plus déterminées à vivre en cherchant à créer du « sens » au cœur de leur vie. Et la manifestation directe et palpable de cela se trouve bien dans un marché de l’emploi qui, ici comme ailleurs, peine désormais à recruter dans des domaines jugés trop pressurisants et pas suffisamment bien payés. Le domaine de l’hôtellerie à Maurice en est le criant témoin : aujourd’hui, il supplie les autorités de lui permettre d’importer de la main d’œuvre, parce que nos jeunes ne veulent plus se plier aux conditions de ce secteur jusque là très prisé. On ne cherche pas à voir comment on pourrait créer un environnement de travail plus motivant, on trouve plus simple de faire venir d’ailleurs une main d’œuvre plus bon marché pour incarner « l’accueil mauricien »…
“To misquote the UK government’s motivational posters during World War Two, one of the best ways to cope with existential threats may be to keep calm and create”, conclut David Robson.
Une révolution calme et créative est-elle en marche ?
A nouveau, toute la pertinence d’Achille Mbembe lorsqu’il affirme :
“La culture c’est ce qui nous survit, ce qui nous permet d’inscrire la fragilité de l’humain dans la durée, d’entrer dans une forme de permanence alors que tout n’est que précarité. C’est ce qui nous permet d’imaginer ce qui n’existe pas encore, et donc de comprendre que nous ne sommes pas condamnés à ce qui existe.”
De là à comprendre pourquoi nos pouvoirs publics soutiennent si peu la création artistique et culturelle… Et quelle pourrait être leur surprise quand ils réaliseront que sa révolution se sera faite sans eux…
Shenaz Patel