Ces images qui font peur…

Beaucoup a été dit et écrit sur la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 qui, plus d’une semaine après, continue à alimenter discussions et polémiques. Notamment autour de certaines « images » créés par ce spectacle total, innovant, et créatif en diable.

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Les images, justement, l’historien Patrick Boucheron  en parle dans une passionnante interview fleuve réalisée au lendemain de la cérémonie par Le Grand Continent.

C’est justement en tant qu’historien de la ville et historien du pouvoir des images que Patrick Boucheron a accepté d’être un des co-auteurs de cette cérémonie, à la demande  de l’homme de théâtre Thomas Jolly, directeur artistique des cérémonies d’ouverture et de clôture olympiques et paralympiques. « Dans le cas présent, nous avons voulu raconter l’histoire d’une ville qui accueille le monde et qui fait parade de ses puissances imaginantes, des puissances qui sont le contraire de la force, puisqu’elles n’ont rien de martiales » dit d’emblée Patrick Boucheron. Avec des images et une bande-son qui jouent constamment « des contrastes entre la singularité parisienne et l’universalité, qui fait rimer pop culture et répertoires ».

« Nous ne fusionnons pas, nous montrons simplement que la société est déjà ainsi, en fusion », dit-il. « Nous avons voulu donner à voir un portrait un peu ressemblant du moment que nous vivons. Du moment, c’est-à-dire des fragments de passé dont est fait ce présent, mais aussi des éclats de futur qu’il laisse deviner. Comment voulons-nous vivre ensemble ? Et avec qui, avec quoi on fait cela ? La réponse  : on fait avec ce que l’on a, c’est-à-dire nos différences. Dans cette ville, blessée, et éprouvée, rien ne se ressemble mais tout peut s’assembler ».

Pas question en cela de faire la leçon au monde. « Nous partions de la prémisse que la France n’était plus en mesure de le faire, ni depuis ses valeurs d’universalité, ni au nom de la liberté de mœurs. Car nous sommes toujours dans la même position, paradoxale : les aventures de la liberté se relancent régulièrement à Paris et même si nous savons que tant de fois nous les avons trahies, qu’en maintes occasions, nous ne nous sommes pas portés à la hauteur de leurs espérances, le monde nous les renvoie. On dit que Paris est le lieu de la liberté, d’une forme de la libération des mœurs, notamment de la mixité, de la diversité, de l’inclusivité. Il fallait donc un mélange, difficile à trouver, de retenue et d’audace. « Liberté » traite effectivement de la liberté d’aimer. Cela revient régulièrement, et jusqu’à l’hymne à l’amour du final. Nous parlons à tout le monde, mais on ne peut pas parler à tout le monde du même monde. Ou alors, on organise une cérémonie globalisée qui se réduit à quelques valeurs très vagues et essentiellement commerciales. Nous ne voulions évidemment pas faire un hub publicitaire où chacun se retrouverait dans le plus petit dénominateur commun. Nous voulions faire récit de notre dispersion ».

Ce qui est intéressant, c’est que Patrick Boucheron n’élude pas les différences d’interprétation. La scène interprétée par certain-es comme une parodie blasphématoire de la Cène ? Ce n’était pas leur intention, réaffirme-t-il, rattachant davantage la chose à Dionysos et au festin des dieux. Mais même si c’était le cas, insiste-t-il, « ce ne serait qu’une des très nombreuses réinterprétations pop de ce motif, dont la culture populaire s’est emparée depuis longtemps. Je ne peux prétendre que les gens ont tort de voir ce qu’ils ont vu puisque par définition le sens d’une image déborde toujours l’intention de celui qui l’a voulu ou imaginé ». La scène mystérieuse du cheval traversant Paris vue par certain-es comme une référence apocalyptique ? La cavalière est ce vous voulez qu’elle soit, répond Patrick Boucheron, de la déesse gauloise Sequana qui donne naissance à la Seine, à Jeanne d’Arc ou au cheval de Beyoncé, c’est selon chacun-e. . « Est-ce qu’on en maîtrise toutes les dénotations ? Sans doute pas. Est-ce qu’on voulait absolument empêcher cette image du cavalier de l’apocalypse ? Pas davantage. Moi-même, j’ai travaillé sur la peste noire, donc je n’étais quand même pas totalement désarmé pour prévenir qu’une telle image peut évoquer la mort. Elle est là, de toutes façons — dans ce tableau qui s’est longtemps appelé « Anxiété » et que l’on a finalement nommé « Obscurité », on danse au bord de l’abîme ». Et cela s’inscrit dans cette lignée « des corps qui se débattent contre l’adversité et contre la désespérance, qui affrontent le vertige, par le décollement, la vitesse, la percussion ».

S’il devait résumer tout ce qui a été suggéré et donné d’imaginer dans cette cérémonie d’ouverture, le propos, pour Patrick Boucheron, serait celui-ci : « Allez, courage, ça ira, nous avons dans notre passé et dans notre aujourd’hui encore bien des ressources d’intelligence et d’inventivité pour relancer le destin de ce pays. Alors prenons la ville, et son passé, et son peuple, prenons-les comme ils sont, dans leur incroyable diversité. Nous sommes différents, mais nous ne voulons pas vivre séparés. Et contre tous ceux qui veulent nous isoler, nous diviser, nous cliver, nous disons que nous allons vivre ensemble ». 

Celui qui, après les attentats de 2015, avait écrit Conjurer la peur (dont le sous-titre était « essai sur la force politique des images ») estime que cette cérémonie avait une portée politique certaine, visant  aussi à être un manifeste contre la peur.

La question qui se pose aujourd’hui est justement de savoir à qui cette cérémonie a fait peur, et pourquoi.

Peur d’un monde en mutation rapide, où les identités de genre et de couleur n’acceptent plus d’être minorées et silencées et s’affichent en revendiquant leur pleine part d’espace et de droits?

Peur de constater que la religion ne donne pas plus de droits au « respect » inconditionnel dans un monde où, faisant pleinement partie de l’espace public, elle s’expose à se voir réappropriée et réinterprétée par tout un chacun ?

Peur de voir si clairement affirmé que l’on peut, avec générosité et éclat, faire autrement que de se laisser enfermer dans des cases étriquées et excluantes ?

Peur de prendre à bras le corps l’image du chaos et du « joyeux bordel » que peut tout autant être le monde ?

Et si c’était faire diversion pour masquer d’autres sujets d’inquiétude qui mériteraient bien davantage que l’on s’en inquiète ?

Le multi-milliardaire Elon Musk a été un des premiers à vilipender cette cérémonie et ses aspects supposément blasphématoires. Or, ce vendredi 26 juillet, ce même Elon Musk, patron notamment de X (ex-Twitter), a publié sur ses réseaux une fausse vidéo créée par IA (intelligence artificielle), mettant en scène Kamala Harris, probable candidate démocrate à la présidence américaine. On peut ainsi l’entendre y dire, dans une voix totalement identique à la sienne mais entièrement fausse car générée par IA  : «Moi, Kamala Harris, je suis votre candidate démocrate à la présidence, parce que Joe Biden a finalement révélé sa sénilité lors du débat». Elle poursuit en disant notamment qu’elle n’a « aucune idée de comment diriger ce pays ». 

La vidéo, qui arbore le logo «Harris for President», a été vue plus d’une centaine de millions de fois sur le réseau social du multimilliardaire . Et si le gouverneur démocrate de Californie Gavin Newsom a estimé que ce genre de vidéo devrait être « illégal », Elon Musk lui a répondu que… « parodier est légal en Amérique »

Est-ce qu’on en parle de cela ? De la manipulation des frontières entre vérité(s) et faussetés, pour mieux diviser, et asseoir un pouvoir délétère sur nos esprits privés d’un espace critique capable de s’exercer dans l’ouverture et le dialogue, entraînés à s’écharper autour du moindre « gros bonhomme bleu » ?

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