Kalokagathia.
Connaissez-vous ce mot?
Sur sa page Facebook hier, le poète réunionnais Jean-Louis Robert, féru de mots, faisait ressortir qu’il existe en grec un mot qui unit à lui seul le beau et le bon. Kalokagathia. Une combinaison harmonieuse de qualités physiques, morales et spirituelles.
De même, poursuit Jean-Louis Robert, il existe à son sens en créole réunionnais un mot qui dit à lui seul la combinaison des souhaits que l’on peut faire en cet instant : Bonérèz.
A Maurice aussi, on pourrait recourir au Bonerez, à défaut de se résoudre à écrire le « Banane » que prescrit la graphie officielle sans accents, ou préférer le Bonn Ane (et tant pis pour les francophones qui comprendraient bonnet d’âne).
Quoi qu’il en soit, tout revient à ce que l’on choisit de mettre dans ces souhaits. Et si l’on sait en général qu’ils ne sont que vœux pieux et qu’ils ne tiendront souvent pas plus longtemps que les bonnes résolutions de début d’année, cette formulation nous est souvent nécessaire pour tenter d’exprimer l’espoir de jours sinon meilleurs, en tout cas cléments.
Et il faut reconnaître qu’il y aura pour cela fort à faire…
Au-delà des délitements politiques qui semblent en ce moment agiter ou désespérer une grande partie de la planète, il y a la grande question d’un système économique mondialisé qui, plus que jamais, tient en otage les gouvernements même les plus déterminés à asseoir la justice sociale. Et décide de ce que sera la qualité de la vie de chacun-e d’entre nous. Comme si la qualité d’une vie se résumait à une seule question de moyens économiques.
Cette question de valeur a beaucoup occupé les travaux de l’anthropologue américain David Graeber. En ce mois de décembre, deux ans après sa mort, les éditions Les Liens qui Libèrent viennent de publier, sous le titre La fausse monnaie de nos rêves, la traduction en français d’un de ses essais majeurs.
A cette occasion, Radio France a proposé à ses auditeurs un entretien de Marie Sorbier avec Luca Paltrinieri maître de conférences en philosophie politique, philosophie des sciences humaines et sociales à l’Université de Rennes 1, qui explique à quel point cet essai foisonnant est essentiel.
David Graeber est une figure particulièrement riche et intéressante. Professeur à Yale puis à la London School of Economics, il a mené des recherches sur la bureaucratie et sur la dette, et s’est fait notamment connaître en développant le concept des bullshit jobs. Terme qu’il utilise pour désigner des métiers surpayés qui manquent de consistance et d’utilité, face aux care jobs (les métiers du soin), déconsidérés et sous-payés alors qu’ils sont essentiels à notre société, comme notamment mis en relief par la pandémie de Covid-19.
Né dans une famille ouvrière et militante, ayant choisi dans le cadre de sa bourse Fullbright d’étudier notamment à Madagascar, David Graeber s’est d’entrée de jeu affirmé en refusant de choisir entre monde académique et engagement de terrain. Alliant la pensée et l’action, il sera ainsi une des figures de proue de Occupy Wall Street, le mouvement de contestation du capitalisme né dans les rues près de la Bourse de New-York, dans le sillage de la crise financière de 2008. Refusant le qualificatif d’anarchiste qui lui est collé par certains, il se définit comme « un penseur et militant optimiste ».
Optimiste parce que dans La fausse monnaie de nos rêves entre autres, David Graeber affirme « notre capacité collective à imaginer des alternatives au monde actuel ».
Au niveau anthropologique, expliquent les professionnels, on distingue trois définitions de la valeur.
La première, au sens sociologique, désigne les valeurs qui constituent ce qu’une communauté considère comme une morale à suivre. Soit des croyances, des sentiments ou des formes d’attachement.
La deuxième, au sens économique, appréhende la valeur comme un élément de mesure qui permet de comparer des objets entre eux, notamment des objets désirés.
La troisième désigne la valeur qui renvoie à l’idée de totalité. Elle permet de positionner un élément dans un système.
Selon Luca Paltrinieri, David Graeber souligne les aspects incomplets de chacune de ces trois théories sur la valeur, mais les utilise pour essayer d’en faire la synthèse. En d’autres mots d’en réunir et activer les diverses possibilités, pour « fertiliser l’imaginaire ».
David Graeber en arrive ainsi à proposer une nouvelle théorie de la valeur, selon laquelle « la valeur n’est ni contenue dans des objets, ni dans des sentiments, comme l’amour ou l’affection, mais qu’elle provient des actions des hommes ». Il rejoint ainsi le sociologue Marcel Mauss et sa théorie du don, « qui affirme que l’objet en soi porte aussi la qualité de la personne qui donne l’objet, et qui nous oblige, dès lors, à entrer en relation avec elle, relation qui est signifiante et ne peut être réduite en relations marchandes » .
« Les valeurs ne sont que la manière dont on manifeste, on concrétise sous la forme d’objets, sous la forme de sentiments, cette puissance de l’agir humain » résume Luca Paltrinieri
Graeber croit en la puissance d’agir. Et pour lui, l’action est collective. Elle est dans le mouvement que l’on peut désirer imprimer les uns en direction des autres, les uns avec les autres.
Dans son ouvrage Du bon usage des crises, sur les façons de faire face à l’effondrement, l’écrivaine et essayiste Catherine Singer écrivait ceci :
« J’ose prétendre que si en cet instant, en de multiples endroits du monde, des femmes ne s’élançaient pas vers leurs aimés, des enfants dans les bras d’une mère, d’un père, des amis l’un vers l’autre, des chevreuils vers la source, si cet élan n’était pas à chaque instant tissé de neuf qui jette l’océan à la rencontre de la terre, alors le monde cesserait aussitôt d’exister. Car cet élan est le nerf de la création. »
Peut-être est-ce cet élan-là que nous pourrions nous souhaiter pour une Bonerez 2023…
Bonerez Année !?
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