Il est coutume de dire qu’une actualité chasse l’autre.
En ce moment, on devrait plutôt dire qu’une avalanche d’actualités en chasse une montagne.
À peine a-t-on le temps de prendre connaissance des conclusions du rapport sur le naufrage et la marée noire du Wakashio que pas un mais deux, trois bateaux taïwanais viennent s’échouer sur nos récifs. À peine peut-on se pencher sur les criants dysfonctionnements électoraux révélés dans la circonscription N°19 que la députée à l’origine de la contestation abandonne son parti. À peine approche-t-on de la possibilité de souffler face à la pandémie de Covid-19 qui met le monde à genoux depuis deux ans que voilà la guerre qui éclate en Europe.
Depuis que la Russie a commencé à envahir l’Ukraine dans la nuit du mercredi 23 février 2022, face à ceux qui condamnent cette action de force militaire contre un pays souverain, d’autres assènent que les Occidentaux devraient éviter aujourd’hui de se poser en grands défenseurs du droit international, au vu de ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire ou au Mali, en Afghanistan en Irak ou en Libye, au Cachemire, au Yémen, en Serbie, en Bosnie. Sans parler de la Palestine.
Des voix affirment aussi que c’est l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) qui est responsable de ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine. Il y a certes beaucoup à décortiquer par rapport aux agissements de cette organisation politico-militaire mise en place en 1949, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans le contexte des débuts de la Guerre froide, alors que l’Europe occidentale estime que la façon de faire face aux tentatives expansionnistes de l’Union soviétique réside dans la mise en place, avec le soutien des États-Unis, d’une organisation militaire intégrée permanente. À ceux qui condamnent l’invasion russe en Ukraine, certains opposent donc que la présente crise est imputable à la volonté des États-Unis, avec ses alliés de l’OTAN, d’étendre leur sphère d’influence aux portes de la Russie. En poussant l’Ukraine, ces derniers temps, à intégrer l’OTAN, ce qui permettrait d’y installer une base militaire. Et qui reviendrait à une déclaration de guerre à la Russie.
On peut faire des comparaisons, dénoncer l’hypocrisie de certaines indignations et condamnations qui semblent à géométrie variable. Mais balayer l’attaque de la Russie contre l’État souverain d’Ukraine, ce serait comme dire que l’on refuse de manifester de la compassion pour la victime d’un viol parce que celui qui dénonce son viol est lui-même un violeur…
Dans tout cet argumentaire, on passe, une fois de plus, à côté de ce qui devrait être le plus primordial : l’humain.
Résonnent ici ces mots prêtés au poète palestinien Mahmoud Darwish :
“The war will end, the leaders shake hands,
and that old woman will remain waiting
for her martyred son,
and that girl will wait for her beloved husband,
and those children will wait for their heroic father.
I don’t know who sold the homeland !
But I saw who paid the price.”
Au-delà des flexions de muscles et d’egos testostéronés des puissants de ce monde qui décident ici et là de déclencher des guerres comme on jouerait aux petits soldats, il y a tous ceux-là, enfants, femmes, hommes, tous ceux qu’on regroupe sous l’appellation lisse et floue de “civils”. Tous ceux qui, dans leur chair, dans leur cœur, dans leur vie quotidienne, vont souffrir des visées hégémoniques de dirigeants pour qui les vies et morts humaines ne sont que des contingences collatérales et insignifiantes de leur dévorant désir de pouvoir.
Est-ce là le sort de l’humain, comme le disent certains avec résignation, fatalisme, voire cynisme ? Faire la guerre relève-t-il de notre “nature” ?
Auteur du best-seller Sapiens : Une brève histoire de l’humanité et de sa suite Homo Deus : Une brève histoire de l’avenir, l’historien et écrivain Yuval Noah Harari s’interroge à ce sujet dans un article publié la semaine dernière dans The Economist, et traduit en français par Courrier International : « Au cœur de la crise ukrainienne réside une question fondamentale sur la nature de l’histoire et la nature de l’humanité : le changement est-il possible ? L’homme peut-il changer de comportement, ou l’histoire est-elle vouée à se répéter sans fin, l’humanité étant à jamais condamnée à rejouer les tragédies du passé sans rien y altérer, si ce n’est le décor ? » interroge Harari.
« Une école de pensée nie fermement que nous soyons capables de changer. Elle avance que le monde est une jungle, où les forts se nourrissent des faibles, et que la puissance militaire est la seule chose qui empêche un pays d’en engloutir un autre. Il en a toujours été et en sera toujours ainsi. Une autre école de pensée affirme que la prétendue loi de la jungle est tout sauf une loi de la nature. C’est l’homme qui l’a inventée, et il peut aussi la modifier. Contrairement à la gravité, la guerre n’est pas une force fondamentale de la nature. Son intensité et son existence dépendent de facteurs technologiques, économiques et culturels sous-jacents. Quand ces facteurs changent, la guerre fait de même », estime Harari.
Pour lui, nous sommes entourés de preuves de ce changement. « En l’espace de quelques générations, les armes nucléaires ont transformé la guerre entre superpuissances en un risque dément de suicide collectif, ce qui contraint les nations les plus puissantes de la planète à trouver des moyens moins violents de résoudre les conflits », insiste Harari.
Sauf que voilà : cette fois, nous sommes à la lisière d’un tel conflit.
Oui, il y a eu, au cours de ces dernières décennies, d’autres guerres, ailleurs. Mais aujourd’hui, s’inquiéter du retour de la guerre en Europe après 77 ans, ce n’est pas faire preuve “d’européano-centrisme”. C’est prendre la mesure du fait que les deux grandes Guerres mondiales que nous avons connues jusqu’ici ont démarré par des conflits en Europe. Et que ce qui se joue potentiellement ici, c’est la possibilité d’une guerre entre superpuissances si les États-Unis décident qu’ils n’ont finalement pas envie de se contenter de “mesurettes” de rétorsion à l’égard de la Russie.
« Les technologies, les économies et les cultures continuent d’évoluer. La montée en puissance du cyberarmement, des économies pilotées par l’intelligence artificielle et d’une remilitarisation de nos cultures pourrait déboucher sur une nouvelle ère de guerre, bien pire que tout ce que nous avons connu auparavant. Pour jouir de la paix, il est nécessaire que tout le monde, ou presque, fasse de bons choix. En revanche, il suffit d’un mauvais choix de la part d’un seul participant pour entraîner une guerre », dit encore Yuval Noah Harari.
C’est pourquoi, estime-t-il, la menace russe d’invasion en Ukraine devrait inquiéter tous les habitants de cette planète. « La première conséquence, et sans doute la plus évidente, de ce retour à la loi de la jungle serait une forte augmentation des dépenses militaires au détriment du reste. L’argent qui devrait revenir aux enseignants, aux infirmières et aux travailleurs sociaux sera investi dans des chars, des missiles et des cyberarmes. Un retour à la loi de la jungle fragiliserait également la coopération mondiale, notamment en ce qui concerne la prévention des bouleversements climatiques ou la réglementation de technologies potentiellement dangereuses comme l’intelligence artificielle et le génie génétique. Et cela pourrait bien condamner notre espèce à l’extinction ».
À notre niveau, avec ce nouveau développement, il est en tout cas clair que la question des Chagos, qui a aussi fait l’actualité ces derniers jours, est très loin d’être résolue.
Nos économies, déjà exsangues avec le Covid, vont encore souffrir, disent d’autres. Mais ce n’est pas l’économie qui est exsangue. Ce sont les humains qui n’en peuvent plus de vivre avec des difficultés économiques qui les écrasent déjà. Le jour où l’on pourra, réellement, voir et considérer le visage de l’humain derrière les grandes manœuvres, ce jour-là peut-être connaîtrons-nous une forme de paix. Mais il semble que nous en sommes si loin, si loin…
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