Notre invité est Me Antoine Domaingue. Avec le franc-parler qui est sa marque de fabrique, il répond à nos questions sur les grands sujets de l’actualité politique et sociale mauricienne.
Quand on vous a demandé cette interview, vous avez rétorqué pourquoi ne pas inviter d’autres avocats, que vous étiez un peu fatigué d’être si souvent sollicité. La réponse est simple : en dehors de ceux qui s’étripent devant la commission sur la drogue, les avocats en général refusent de faire des déclarations ou des commentaires. N’ont-ils rien à dire ou ont-ils peur de se faire mal voir en prenant position ?
Il y a un peu des deux probablement dans cette attitude des avocats. Mais il semblerait que la collégialité joue aussi et qu’on pense que le barreau est une fraternité professionnelle et qu’il n’est pas de bon goût de faire des commentaires sur certains collègues
Même quand ces collègues dépassent toutes les limites imposées par la loi ?
Même quand ces collègues sont en train de dénigrer leur propre profession ! Mais moi, je pense tout à fait le contraire. Il est du devoir des avocats de dénoncer ces agissements, de les condamner et de s’en distancer. Parce que les agissements d’une petite, d’une infime minorité d’avocats sont en train de dévaluer toute la profession. Plusieurs prétextes sont donnés pour justifier la non-dénonciation : la présomption d’innocence, on ne peut pas préjuger avant un procès, il faut laisser la cour faire son travail. Bref, toute la panoplie que le Privy Council a qualifiée de « narrow tabulated legalism ». Ceux qui pensent de cette façon font fausse route et rendent, en fait, un mauvais service à la profession. J’insiste sur un fait : ceux qui dépassent les limites et sont dans le radar de la commission sur la drogue ne représentent même pas dix pour cent de la profession.
Mais pour l’opinion publique, la profession légale n’inspire plus la même confiance qu’autrefois.
Je le répète, cette minorité fait beaucoup de bruit et chaque jour apporte son lot de surprises et de révélations devant la commission sur la drogue où les avocats se dénoncent
En utilisant des termes dignes des caisses de savon des meetings politiques…
Permettez-moi de souligner que beaucoup de ceux qui parlent trop haut et trop fort sont également des politiciens. Cette situation influe certainement sur le langage et le comportement de certains avocats, je parle de ceux qui sont des politiciens ou ont une grande proximité avec la politique, ont des fonctions de campaign manager ou de financial director. On pense que puisqu’on a les bons contacts politiques, on peut tout faire, tout se permettre, même insulter des représentants des institutions. Cette manière de se comporter, ces propos — comme la fameuse menace de suicide de cette semaine — nous sont reprochés tous les jours. On nous dit souvent sur un ton sarcastique : c’est beau le barreau, hein !
Comment voyez-vous l’avenir du barreau mauricien ?
Je suis assez inquiet de son avenir. C’est le problème de la majorité silencieuse qui s’efface devant la minorité bruyante. J’ai toujours pensé qu’en gardant le silence, on se rend complice de cette minorité. C’est pourquoi, à chaque fois que j’ai l’occasion de le faire, je donne mon avis sur cette question, pour qu’on entende au moins la voix de la majorité silencieuse. Une majorité qui ne veut pas s’exprimer et qui a tort. On rend un très mauvais service à ceux qui ont des comportements indignes dès le début de leur carrière et à la profession en se cantonnant dans le silence pour éviter d’avoir des problèmes. Il faut mettre un tuteur aux arbustes qui commencent à pousser de travers pour les redresser. Mais on ne peut pas redresser un arbre qu’on a laissé pousser de travers. En se taisant, on laisse pourrir et on a droit à des situations qui, depuis quelque temps, font la une des journaux.
De votre point de vue, la profession légale est-elle l’exception qui confirme la règle ou la société mauricienne pratique-t-elle le silence complice de la majorité ?
C’est un ensemble de raisons qui ont mené à la situation sociale où se trouve Maurice aujourd’hui. Il y aussi cette perception — fausse, il faut le souligner — que puisqu’on est un avocat et qu’on a de bons contacts politiques, on est au-dessus de la loi et on peut tout faire. Par exemple, ne pas payer ses impôts sans encourir aucune sanction. Ce qui incite les gens à croire qu’à Maurice ceux qui ont les bons contacts politiques font ce qu’ils veulent et les autorités ont peur d’eux. C’est vrai, malheureusement, que le policier qui va oser s’attaquer à une de ces personnes court le risque d’avoir un transfert dans les meilleurs délais. Ce sont des raisons qui incitent la majorité à rester silencieuse.
La politique décide-t-elle de tout à Maurice ?
Absolument ! La politique permet d’atteindre plus rapidement un objectif en ne respectant pas toutes les règles. La politique donne une certaine impunité. Mais tout cela ne pourra pas durer éternellement. Il faudra bien que survienne un sursaut pour remettre les choses en place.
Croyez-vous au sursaut ?
J’espère que d’ici 2020 il y aura un sursaut avec la nouvelle génération qui va devenir majoritaire dans le pays. Je ne crois que la nouvelle génération continuera à accepter que le pays soit dirigé par une classe de vieux politiciens qui ont fait leur temps. Les Mauriciens sont fatigués de cette situation puisque tous les sondages indiquent que le camp des gens qui ne savent pas pour quel parti voter a dépassé les 40% de l’électorat. Ils cherchent une alternative qui n’existe pas, du moins pas encore.
Pensez-vous que cette alternative va surgir du néant, un de ces quatre matins ?
Certainement pas. Mais j’espère que la nouvelle génération va finir par réagir et ce sera le sursaut que j’attends. Qu’une majorité de Mauriciens attend. Parce que Maurice a fait l’expérience de l’alternance politique pour découvrir qu’elle ne nous mène nulle part. Comme le disait De Gaulle,« le pire vaut bien le meilleur. » Dans le cas de la partielle du N°18, l’électorat a une possibilité de choix, mais est-ce qu’il va l’utiliser ?
Quelle possibilité de choix ?
Celle de voter pour des petits partis ou des individus au lieu de cautionner, une fois de plus, un grand parti, comme on dit. Il faut que l’électorat arrête d’abandonner la scène politique aux partis traditionnels et exprime de façon claire son ras-le-bol, en allant voter. Mais je crains qu’il n’y ait — comme à toutes les élections — une abstention record qui fera le jeu des grands partis, une fois de plus. Dans les années 1950, l’électorat choisissait des candidats indépendants pour le représenter au Parlement. Il faudrait qu’on retourne à cette pratique, à un retour aux sources.
Parlons de sujets plus terre à terre. Que pensez-vous de la démission de Showkutally Soo-dhun du poste de No 4 du gouvernement ?
J’ai vu, comme beaucoup de Mauriciens, le clip qui a obligé Pravind Jugnauth à faire démissionner Soodhun. Mais que montre cette vidéo, sinon que Soodhun a été poussé à bout par ses interlocuteurs, des personnes s’opposant à ce qu’il fasse construire une cité ouvrière près de leurs habitations. Le problème c’est que Soodhun a eu la faiblesse d’abonder dans le sens de ses interlocuteurs et il s’est fait avoir.
Ce n’est pas le b.a.-ba des politiciens et surtout des ministres de savoir qu’ils ne peuvent pas dire n’importe quoi ?
Cela fait plus de 30 ans que Soo-dhun est capable de dire n’importe quoi et c’est aujourd’hui qu’on découvre ce qu’il est. Cela fait 37 ans qu’il met les pieds dans les plats sans aucune sanction. Au contraire, il se fait réélire à chaque fois, cela qui signifie qu’il y a une majorité de gens dans sa circonscription qui est satisfaite de sa “performance” !
Mais dans ce cas, pourquoi l’a-t-on fait démissionner ?
Il a payé le prix politique de ses dérapages parce qu’on n’est pas loin des prochaines échéances électorales. Que le nouveau Premier ministre n’est pas comme son père et ne peut pas se permettre de prendre un risque avec une communauté. On a donc forcé Soodhun à step down. Il faut aussi reconnaître qu’il n’y avait pas que ça dans le dossier de Soo-dhun, il a accumulé les dérapages et la dernière a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le problème de Pravind Jugnauth c’est que dans son parti et son gouvernement, il y a surtout des gens comme Soodhun.
Pravind Jugnauth va-t-il pouvoir continuer jusqu’à la fin du mandat gouvernemental avec trois ministres qui ont démissionné — une nouvelle citée devant la commission sur la drogue — et d’autres politiques mêlés à des affaires, ayant eu des comportements répréhensibles ou ayant fait des déclarations douteuses et controversables ?
Peut-être que, comme on le dit de plus en plus, il va chercher à faire un accord électoral avant la prochaine échéance électorale. Il peut essayer d’insuffler — je ne sais sous quelle forme — du sang neuf à son parti. Mais il n’a pas l’autorité qu’il faut et il sera plus que difficile pour lui de tenir jusqu’au bout. Nous sommes arrivés au milieu du mandat et plus les échéances vont se rapprocher, plus les pressions seront fortes sur le Premier ministre. Et il n’est pas quelqu’un qui a l’autorité et l’envergure nécessaires pour tenir et, en plus, il dirige un gouvernement de coalition avec son lot de pressions et de chantages. Ce qui permet à Pravind Jugnauth de tenir jusqu’à présent, c’est qu’il a une majorité au sein du MSM.
Pas si sûr. On a entendu des backbenchers du MSM menacer lors du dernier mini-remaniement ministériel…
La menace à la démission est une pratique normale dans la politique mauricienne. À un moment donné, Ramgoolam père n’avait qu’une voix de majorité et on a vu un député aller s’enfermer dans les toilettes pour obtenir des billets d’avion qu’on lui passait sous la porte avant d’aller voter ! Cela ne se passe pas qu’au niveau des ministères mais également à celui des corps paraétatiques. C’est une situation qui arrive quand le pouvoir est faible, ce qui est le cas aujourd’hui, et ce sera pire demain dans notre pays multiracial et multiculturel, ce qui rend le futur politique quasiment impossible à prédire.
Quel est votre regard sur nos oppositions ?
Elles sont très faibles et agissent en ordre dispersé. Auparavant on avait une situation malsaine causée par plus de trois quarts des voix contrôlées par le gouvernement au Parlement. On a pu survivre à cela et on se retrouve dans une situation démocratique un peu plus équilibrée qui interdit la mise en pratique des tentations totalitaires.
Ceux qui disaient qu’en quittant le gouvernement Xavier-Luc Duval a sauvé la démocratie mauricienne avaient-ils donc raison ?
Sauver la démocratie est un bien grand terme que je n’utiliserai pas. La décision de Duval a provoqué un rééquilibrage des forces en présence au Parlement, sans plus. On se sent beaucoup mieux quand on a un gouvernement qui ne dispose pas d’une majorité de trois quarts qui lui permet d’amender à sa guise la Constitution et on sera mieux encore avec un gouvernement qui n’a pas les deux tiers.
Certains observateurs politiques pensent qu’il est possible que, comme l’a déjà fait son père dans le passé, Pravind Jugnauth proroge le Parlement avant la partielle et convoque le pays à des élections générales anticipées l’année prochaine. Partagez-vous cette analyse ?
Effectivement, après l’affaire des Amsterdam Boys, Anerood Jugnauth, surfant sur la vague antidrogue, avait fait enfermer les barons de la drogue — très, très proches de son parti avant — et convoqué des élections anticipées, qu’il avait remportées. Ce serait stratégiquement plus à l’avantage de Pravind Jugnauth s’il faisait des élections anticipées au lieu d’attendre 2020, en sachant que le temps va jouer contre lui.
Abordons un autre sujet mêlant à la fois politique et profession légale, l’affaire Yerrigadoo…
Cette affaire ne m’a pas surpris. C’est, si l’on peut dire, une expression de la culture du MSM. Yerrigadoo est un quelqu’un qui n’avait pas ce genre de disposition d’esprit avant les élections de 2014. Quand il est devenu ministre, il a changé complètement. Souvenez-vous de l’affaire Dufry, où trois ministres, dont lui-même, Pravind Jugnauth et Roshi Badhain, ont retenu de force deux ressortissants étrangers pour soi-disant obtenir des informations sur le duty free. Ce n’est pas un hasard que tout cela se soit passé dans l’appartement de Yerrigadoo.
Arrivons à l’événement qui occupe toutes les unes de la presse depuis quelques semaines : l’affaire Gulbul
Ce n’est pas la première fois que quelqu’un qui est bien introduit dans le milieu politique se retrouve rattrapé par son passé. Il subit maintenant le contrecoup de ses amitiés et de sa proximité avec les barons de la drogue. Ses plus proches lieutenants, au moment des dernières élections, sont en train de se retourner contre lui. Certains disent qu’il s’agit en fait d’une guerre, par avocats interposés, que les barons de la drogue mènent pour garder leurs territoires. C’est une guerre intestine qui s’étale au grand jour et c’est le nœud du problème.
Reposons la question suivante. La commission sur la drogue, dont la publication du rapport vient d’être reportée à l’année prochaine, va-t-elle aboutir à quelque chose ?
Je le redis : la publication du rapport tarde trop. On aurait dû avoir fait un rapport intérimaire. Le rapport devait être prêt en septembre, puis il a été renvoyé à décembre, puis reporté à l’année prochaine. Le Premier ministre devait être convoqué, maintenant on annonce qu’il ne le sera pas. Il faut cependant reconnaître que la commission aura levé le voile sur pas mal de choses et les Mauriciens savent à quoi s’en tenir maintenant. Better the devils you know than the angels you don’t know ! L’autre côté positif, c’est d’avoir permis à la police et à la douane de passer un bon coup de filet. Le Premier ministre actuel n’a pas d’autre choix que d’aller dans cette direction, comme son père après l’affaire Amsterdam Boys. Sinon, l’État mauricien allait finir par se désagréger face aux trafiquants qui sont devenus tellement puissants, riches et disposent de grands moyens qui leur permettent de renverser un gouvernement.
Et le côté négatif de cette commission sur la drogue ?
Le temps que tout cela prend. Le temps que ça prendra entre la publication des conclusions et recommandations, le débat qui va suivre et la mise en application. Tout cela prend beaucoup trop de temps à mon avis. Je me demande quelles seront les conclusions après avoir entendu le président de la commission demander à Peroumal Veeren ce qu’il faudrait faire contre le trafic de drogue ! Puisqu’on lui demande des conseils, est-ce qu’on n’aurait pas dû confier à Peroumal Veeren le soin de présider la commission sur la drogue ?
Vous allez vous faire encore de nombreux amis, Me Domingue. Que souhaitez-vous dire pour conclure cette interview ?
J’espère qu’il y aura un soubresaut au plan social et que le salut viendra de la mobilisation des jeunes
Pour le moment les jeunes se mobilisent surtout devant les écrans de leurs portables et sont actifs sur les réseaux sociaux !
C’est vrai et je le constate tous les jours. Mais le sursaut ne peut venir que de la jeunesse dont on disait, dans les années 1970, qu’elle ne s’intéressait pas à la politique et passait son temps à écouter de la musique. Ce qui ne l’a pas empêché, à la surprise générale, de se mobiliser et de descendre dans la rue en 1971 et à faire reculer le gouvernement sur des mesures concernant l’éducation. Sans cela, Maurice n’aurait pas été ce qu’elle est aujourd’hui. Donc, les jeunes ont une responsabilité première dans les mouvements qui font changer et évoluer la société.
Si les jeunes de Maurice veulent changer le système, comme ils le prétendent, il faudra qu’ils arrêtent de s’engager virtuellement, qu’ils quittent leurs ordinateurs pour entrer dans la vraie vie et mettent fin au système qui empêche de plus en plus notre pays de fonctionner démocratiquement et prennent la relève des “élites” qui doivent prendre leur retraite. Mais il n’y a pas que la jeunesse, il y a aussi leurs parents, c’est-à-dire la grande majorité – silencieuse – de la population qui est profondément révoltée par la situation actuelle, l’extrême richesse, les privilèges indécents d’une minorité qui profite et abuse du pouvoir, et la grande majorité qui vit mal, ne gagne pas assez d’argent, passe des heures à voyager pour aller travailler, part tôt et rentre tard.
Elle est révoltée de voir que les abus ne sont pas réprimés mais tolérés, pour ne pas dire encouragés. Le sursaut que j’appelle de mes vœux viendra, je l’espère en tout cas, de la jeunesse soutenue par la grande majorité silencieuse.