Ameenah Gurib-Fakim : « S’il y a une institution qui marche, c’est l’opinion publique »

L’ex-présidente de la République Ameenah Gurib-Fakim est sortie de son silence à la faveur des révélations par la presse concernant la lettre anonyme émanant du PMO qui a été à l’origine de son départ de la présidence de la République. Week-End est allé à sa rencontre hier. C’est une femme blessée qui se relève de ce qu’elle qualifie de « conspiracy au sommet de l’État » pour la faire partir de la présidence de la République. Elle se sent en quelque sorte réhabilitée, après avoir été évitée et rejetée depuis quatre ans, même par des proches. Son plus grand regret est que son père, décédé il y a quelques semaines, n’a pas pu prendre connaissance des derniers développements. Elle tire à ce sujet à boulets rouges sur le PM Pravind Jugnauth et Ivan Collendavelloo, pour qui elle s’étonne qu’il soit toujours en poste.

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Quel est votre sentiment, à tête reposée, après les révélations concernant la lettre anonyme qui a été à l’origine de votre départ forcé de la présidence de la République en mars 2018 ?

Quand on voit les manigances, les mensonges qui ont été dits… je suis dégoûtée. Je ne sais pas à ce jour si dans le Hansard il y a une copie de cette fameuse lettre dont j’ai entendu le Premier ministre parler le jour de mon départ du Réduit, le 23 mars, puis lors de la PNQ de Xavier Duval. En tout cas, aujourd’hui, il est clair que c’est un conspiracy au sommet de l’État. Et le conspiracy a été fait, en partie, par la personne qui a écrit la lettre.

Qu’est-ce qui vous choque dans cette lettre anonyme ?

Quand j’ai pris connaissance de sa teneur vendredi, je réalise que les allégations, les insinuations sont extrêmement fortes et graves. On me colle tout sur le dos. Tous les problèmes de ce pays. Toutes les magouilles… Cela porte atteinte à l’intégrité et à la réputation d’une personne. Et pourtant, c’est à partir de là que le PM a dit qu’il avait une lettre dont la teneur était choquante… Peut-être qu’à ce moment il a eu un doute, mais j’étais présidente et chaque jeudi il venait me rencontrer. Il aurait pu me demander ce qu’il en était de cette lettre. Et j’aurais expliqué. Mais il n’y a jamais eu ça.

Comment avez-vous vécu votre destitution ?

Je ne souhaite pas à mon pire ennemi les quatre ans que j’ai vécus. C’était l’opprobre jeté sur moi… C’est très facile de faire des insinuations. Surtout quand vous êtes une femme et que vous avez un proche collaborateur… Les gens y voient forcément autre chose. Et dans ces cas, vous êtes lâché par tout le monde. Vous êtes verrouillé du système. Vous êtes complètement outside. Je ne suis pas une politicienne. Je suis une scientifique, je suis devenue entrepreneur. J’ai été balancée dans ce monde politique, mais je n’ai pas de formation comme telle.

Les gens ne se rendent pas compte qu’il y a eu des communiqués qui sont sortis de Port-Louis pour la presse internationale. La presse a été saisie de ces mensonges. Les gens ne se rendent pas comptent des dégâts que cela fait à l’échelle personnelle. Personne ne voulait savoir ce qui s’est passé. D’ailleurs, personne n’est venu me demander ma version. Tout le monde s’est basé sur la version du bâtiment du Trésor, et je crois qu’en 2018, tout le monde pensait que ce qui était dit là-bas, c’était forcément la vérité.

Même les gens de la famille vous lâchent. J’ai vu des membres de la famille qui, lorsqu’on passait à côté, traversaient la rue. Heureusement, quelques proches sincères, mon époux, mes parents qui étaient là, quelques amis et collaborateurs sont restés à mes côtés. Et finalement, d’une façon assez perverse, je me rends compte que c’est ce qu’il fallait et qu’on a fait le tri. J’ai été lâchée à un moment où je ne savais pas ce que j’avais fait de mal. Et on m’accusait à tort et à travers. Je lisais tellement de choses, comme sur le confident de Madame la Présidente, ou encore que j’eusse pris une carte de crédit…

Justement, cette carte de crédit…

Cette fameuse carte de crédit dont tout le monde parle était attachée au programme Gates. Et l’argent de la Gates Foundation était dans le compte de l’État qui était géré par l’Accountant General. Le PM était au courant et cet argent servait pour que je participe à des congrès. Vous savez, quand un président se déplace, ce n’est pas une personne, mais au minimum quatre personnes qui font le déplacement. Il y a une chose que les gens ne comprennent pas forcément, c’est que dans les allocations budgétaires, le budget de la présidence n’est pas géré par la présidence. C’est géré par le ministère des Finances, avec l’aval du bureau du Premier ministre. Il y a donc une ligne budgétaire pour les déplacements des présidents, présents et passés. À l’époque, je crois qu’ils avaient alloué un montant de Rs 2 millions pour tout le monde. Le prix des billets d’avion n’est pas donné. Quand les gens m’ont approchée pour faire ce qu’on appelle advocacy pour la science — parce que j’étais une présidente scientifique —, j’ai dit que nous n’avons pas de ligne budgétaire pour cela, car cela coûte très cher. Si vous allez en Amérique, ça peut coûter facilement presque un million pour un déplacement. C’est là qu’ils m’ont dit : si vous n’avez pas les moyens et que l’État est d’accord, on va vous aider. Mais ils ont précisé qu’ils ne travaillent pas avec l’État, mais avec les fondations et les ONG. Il y avait cette fondation qui était là, et Gates a fait due diligence sur la fondation qui était enregistrée auprès de la Charities Foundation en Angleterre. Et c’est comme cela que c’est venu.

Vous avez tout de même utilisé cette Platinium Card…

J’ai utilisé la carte. Je ne vais pas dire le contraire. Et j’ai fait les derniers paiements en février-mars 2017. J’ai tout réglé. Mais mes détails bancaires sont sortis en 2018. Quel était l’agenda ? C’est la question qu’il faut poser. D’ailleurs, comment certains journalistes ont pu accéder aux comptes bancaires d’un sitting president sans un ordre de la cour. Généralement, le juge en chambre donne l’ordre d’étaler les détails quand il y a un crime. Je n’étais pas un criminel à ce moment-là !

Comment avez-vous vécu les pressions ?

Tout ça a éclaté fin février. Le 6 mars, les deux compères, Pravind Jugnauth et Ivan Collendavelloo, viennent me voir au Réduit et me disent : Bizin ale. J’ai refusé et demandé pourquoi je devais partir, car je n’avais rien fait. Je leur ai dit que j’avais expliqué ce qui s’est passé et que c’était à eux de faire quelque chose. Et je leur ai aussi dit : Mo ti bon pou gagn eleksion an 2014 e now bizin lev pake ale. J’ai voulu savoir ce que j’avais fait. Et ils ont dit : Ayo, non, bizin ale.

Quelques jours après, Pravind Jugnauth vient me dire « vous devez partir et il faut me donner une date ». J’ai encore une fois refusé et à mon étonnement, il sort de mon bureau et va en conférence de presse où il dit que j’ai accepté de partir !

Par la suite, c’est Anerood Jugnauth qui est venu me voir et lui aussi me dit que je dois donner une date au Premier ministre, car « le conseil des ministres s’est réuni aujourd’hui et a décidé d’instituer un tribunal pour vous faire partir. » Je lui ai dit : allez-y. C’est la seule façon de faire partir un président. Il me dit « c’est plus simple, plus élégant si vous donnez une date et vous partez. » J’ai répondu que je ne partirais pas. C’était mon parting shot avec lui, la dernière conversation que j’ai eue avec SAJ. Et par la suite, la mayonnaise a commencé à monter avec toutes sortes d’histoires, comme quoi j’avais fait ça et ça, que j’avais donné des permis… Qu’est-ce qu’une présidente a à faire avec l’octroi des permis ?

M. Sobrihno était déjà à Maurice en mars 2015. Je suis devenue présidente en juin 2015. En août 2015, il avait déjà ses permis. Quand quelqu’un a un permis de la FSC, ça veut dire qu’ils ont fait le due diligence. Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Je ne sais pas. Moi, ce que je voulais faire, c’est pousser la science… Rien d’autre. Mais ils sont venus dire que j’avais influencé la décision auprès de la FSC pour qu’il ait ses permis. Je n’ai jamais téléphoné à qui que ce soit pour dire de donner des permis. Et ce n’est pas moi qui ai changé la loi ! Qui a changé la loi en 2017 ? Qui était le ministre des Finances en 2017 ? Ce n’était pas Ameenah Gurib-Fakim. C’était Pravind Jugnauth. Demandez pourquoi les gens ont démissionné de la FSC ? Il y a toutes ces questions qui restent en suspens. Mais on a voulu me coller tout ça sur le dos et dire que Madam-la inn telefone pou dir donn permi.

Je ne savais même pas que Sobrinho avait investi à Royal Park. C’est à travers la presse que j’ai su qu’il était en contact avec Ivan Collendavelloo, qui l’a mis en contact avec Maigrot. etc. J’ai appris aussi dans la lettre anonyme ces jours-ci que j’ai aussi eu des flats dans ces bâtiments. C’est quoi ce cirque ? On m’a collé tout ça au dos et comme j’étais une femme qui n’avait pas de support politique, c’était facile. Or, tout ça c’était cousu de fil blanc. C’est incroyable cet acharnement.

Pour en revenir à cette fameuse lettre qui aurait été écrite par un Senior Advisor, quel est votre opinion ?

Il y a un mot important dans tout cela : Advisor. He is advising whom ? La question qui se pose c’est : est-ce que le monsieur a agi seul ? Ou il a agi en groupe et il répondait à qui ? S’il a agi de son propre chef, s’il a fait une bêtise pareille, comment se fait-il qu’il soit encore en poste ? S’il n’a pas travaillé seul, cela explique pourquoi il est toujours en poste. Je crois que la réponse est dans la question.

En 2018, lorsque Pravind Jugnauth évoque cette lettre, vos avocats n’ont pas demandé une copie ?

Il avait dit qu’il avait envoyé la lettre à l’ICAC et une fois que les choses vont à l’ICAC, c’est comme si ça va au cimetière, ça reste là-bas et c’est fini !

Vous avez comparu à l’ICAC, on ne vous en a pas parlé ?

J’ai été très étonnée de voir la teneur des questions qui m’ont été posées à l’ICAC. Le questionnement était basé sur : est-ce que j’avais usé de mon influence pour donner l’accès VIP à M. Sobrinho ? Mais le VIP est approuvé par le bureau de Premier ministre. Le président ne signe jamais ce genre de lettre administrative. Les lettres administratives sont signées par le personnel qui m’appelle pour me mettre au courant. Mais en même temps, si la personne était persona non grata, pourquoi a-t-on approuvé le VIP ? C’est de cela dont il a été question à l’ICAC, et je n’ai jamais été questionnée par rapport à la lettre.

La lettre n’a même pas atterri devant la commission d’enquête. D’ailleurs, plusieurs protagonistes n’ont même pas été appelés devant la commission alors que je les cite dans mon rapport. Ni Collendaveloo, ni Pravind Jugnauth, qui est à la base des changements de lois s’agissant des investissement banking licences à l’époque, ni Anerood Jugnauth, qui était au courant de l’argent qui était dans les caisses de l’État quant à la fondation Gates, n’ont jamais été convoqués.

Cela fait deux ans que le rapport de la commission d’enquête est attendu. Ce rebondissement va-t-il changer la donne ?

Je ne vais pas répondre pour trois juges. Au niveau scientifique, quand je suis sur le point de soumettre un rapport et que je fais une expérience en laboratoire et que les données changent, évidemment, ce que je vais écrire par la suite, ça va changer la donne. Mais je n’ai pas d’opinion sur ce que vont faire ou doivent faire les juges. C’est à eux de voir à la lumière de ce qui a été dit. Cependant, étrangement, la lettre anonyme ressemble fort à ce que j’avais mis dans les termes de référence pour la Commission d’enquête Moolan. Les gens peuvent tirer leur conclusion.

Cette fameuse lettre vient aussi remettre en perspective l’affaire d’Ivan Collendavelloo qui a été lui contraint de step down

Je ne vais pas parler pour M. Collendavelloo. Ce que je trouve choquant, c’est que non seulement il est toujours en poste, il n’est plus ministre, mais il est avec l’équipe. Et quand je regarde ses propos dans la presse, je note qu’il défend l’équipe. Tout ça est pour moi très nébuleux. Si je me mets à sa place, si on me traite de cette façon, jamais je ne serais restée si j’étais évidemment innocente.

Avez-vous, depuis, discuté de ce développement avec Ivan Collendavelloo ?

Non. Je n’ai rien à faire avec Collendavelloo. Et jamais je n’ai rencontré qui que ce soit pendant quatre ans. Et ce n’est pas maintenant que je vais commencer.

Vous avez des regrets ?

Vous savez, mon papa a souffert directement et indirectement de toute cette affaire car, quand il lisait les journaux, cela lui faisait mal tout ce qui était dit à mon encontre. Je reste son investissement. Il a investi dans mon éducation dans un temps où éduquer une fille n’était pas perçu comme étant une priorité. Il a eu la vision d’éduquer sa fille, et quand il lisait tout ce que les gens disaient, cela lui faisait très mal. Il me disait tout le temps : quand est-ce que ton rapport va sortir ? Il voulait avoir ce rapport de la commission d’enquête. C’est pourquoi je dis que c’est dommage qu’il soit parti trois semaines avant l’affaire de la lettre anonyme. Il aurait eu ce sentiment qu’il y a eu tout ce complot tramé derrière qui m’a poussée vers la sortie.

Comptez-vous donner une suite judiciaire à ces révélations ?

À partir de lundi, je vais entrer en contact avec mes hommes de loi pour regarder quelle marche à suivre. Je ne veux pas brûler les étapes, car les procédures comptent dans le système judiciaire. Il ne faut pas aller trop vite. Mais parallèlement, si on dit que les institutions ne fonctionnent pas dans le pays, il y a une institution qui marche, c’est l’opinion publique. Les gens qui avaient dit vox populi, vox dei, ce ne sont pas des idiots. Et si on perd l’opinion publique, on n’a rien. Et je pense qu’à ce jour, j’ai gagné l’opinion publique.

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