Border un cimetière marin emblématique par une piste de… jogging éclairée tous les deux mètres par des lampadaires. Ce n’est pas un gag ou le sujet d’une dystopie futuriste.
Juste un projet du gouvernement mauricien pour le cimetière marin de Souillac, tel que défini dans une demande de permis EIA (Environment Impact Asessment) publié début mai 2024. Un projet qui inquiète fortement des citoyen-nes mauricien-nes, comme le fait ressortir une pétition-plaidoyer pour le cimetière marin de Souillac.
Initiée par Gada Schaub-Condrau, citoyenne engagée et photographe, cette pétition rendue publique en cette fin de semaine est signée par une cinquantaine de personnalités du monde artistique, architectural, patrimonial, journalistique, sociologique, anthropologique et des habitant-es de la localité.
Elle fait ressortir que le Cimetière marin de Souillac est « un site emblématique, à la fois historique, culturel, religieux et paysager de notre île » et demande qu’il soit respecté à sa juste valeur. Certes, reconnaissent les signataires, des travaux de protection sont nécessaires, car la structure actuelle s’effrite, fragilisant la dune. « Mais l’aménagement additionnel proposé aura un impact visuel majeur et dénaturera totalement le Cimetière marin historique de Souillac », estiment-ils.
Pour eux, ce lieu de mémoire et d’histoire risque de perdre son côté naturel, son âme et son authenticité. D’une part en étant bordé côté mer par un grillage qui empêchera les visiteurs d’accéder à la mer comme c’était le cas jusqu’ici et bloquera la splendide vue sur la mer et le jardin Telfair. « Le Cimetière Marin de Souillac est par essence ouvert sur la mer. Toucher à cette connectivité, c’est détruire tout son cachet, sa spécificité et son authenticité », souligne la pétition.
Également décriée l’intention d’aménager une piste de jogging en dur, éclairée par des lampadaires tous les deux mètres. Mais dans quel esprit germe un projet de faire un espace récréatif et sportif d’un cimetière, lieu de recueillement par excellence ?
Aménagé à la fin du 18ème siècle sur une dune près de l’embouchure de la rivière Savanne, ce cimetière abrite des tombes très anciennes. « Des personnalités connues, comme le poète Robert Edward Hart, décédé en 1954, y reposent entourées de sable et de fleurs sauvages. Des épitaphes et des inscriptions gravées dans le basalte ornent certaines tombes, tandis que d’autres affichent des styles shintoïstes, dravidiens et hindous », souligne la pétition.
De fait, le cimetière et le village de Souillac abritent une richesse historique et patrimoniale particulière. Au point où plusieurs de ses lieux sont classés au patrimoine national.
Outre la tombe du Baron d’Unienville dans le cimetière, il y a, à proximité, le batelage, construit à la fin du 18ème siècle, d’où on chargeait le sucre pour l’expédier vers Port Louis, lieu qui rappelle que Souillac a longtemps été le port le plus actif du sud de l’île jusqu’à l’arrivée du chemin de fer en 1878. Un lieu au charme certain, qui, au lieu d’être dûment mis en valeur, a fait l’objet ces dernières années d’aménagements erratiques, avec notamment un restaurant à la décoration kitsch et à la carte peu inspirante…
Il y a aussi le poste de police de Souillac, bâtiment à l’architecture créole qui a, au 18ème siècle, servi à loger les esclavé-es qui travaillaient sur les domaines sucriers avoisinants.
Également classé le Telfair Monument et le Jardin du même nom, qui, à l’ombre de ses multipliants, offre une vue magnifique sur la mer et sur le cimetière marin sur la rive opposée.
Souillac abrite aussi l’ancienne gare de chemin de fer qui reliait Rose Belle à Souillac de 1878 à 1954. Ou encore La Nef, ancienne maison du poète Robert Edward-Hart, toute une histoire en soi : initialement construit en corail, ce lieu-refuge témoigne de la solidarité des amis du poète qui la lui aménagèrent pour qu’ils puissent y créer en paix, face à la mer tumultueuse et au creux des vents qui balaient cette côte au charme sauvage. Mais là aussi, le « développement » et le « progrès » ont sévi : au début des années 2000, face à la dégradation du corail, le ministère des Arts et de la Culture s’était lancé dans une opération de « rénovation » qui consistait à remplacer les murs en corail par du ciment… Il fallut la mobilisation de passionnés du patrimoine pour freiner cette folie bétonnière et, face à la démolition déjà engagée, limiter les dégâts en replaçant du corail sur les murs.
Aujourd’hui, c’est donc le Cimetière Marin, et à travers lui l’ensemble du caractère historique et patrimonial de Souillac, qui est menacé par l’obsession « transformative » de nos dirigeants.
Il y a là, à nouveau, la question de notre rapport malaisé à notre patrimoine, aux lieux de mémoire, et de la propension évidente de certains à laisser s’effriter, voire à vouloir gommer tout un pan de notre histoire pourtant constitutive de qui nous sommes aujourd’hui.
Il y a aussi la question de notre définition et rapport à une pseudo « modernité », dont témoigne la passion du « waterfront »…
Dans d’autres lieux le long du littoral, on peut aussi remarquer cette propension de plus en plus envahissante à faire des aménagements qui couvrent de béton et érigent des murets sous prétexte de faire « promenade », barrant du même coup la vue sur la mer. L’horizon partout barré. Et cette façon de limiter l’expansion du regard mérite de nous interroger. Car il y va, aussi, d’un emprisonnement de l’âme, le paysage muré n’étant pas propice à sa respiration…
Dans le poème « Pérennité », paru en 1924 dans le recueil L’ombre étoilée, Robert Edward-Hart écrivait ceci :
D’autres vous lègueront, ô frères, leurs enfants
Et les vastes espoirs des essors triomphants.
Pour moi, je suis poète, et le seul héritage
Que je vous laisserai, – plus fol, ou bien plus sage –
Ce sera presque rien et peut-être un peu plus :
Le témoignage en vers de mes jours révolus,
Quelques chants, quelques cris, des sanglots et des rires,
La rumeur de ma vie et l’écho de ma voix :
Ce qui subsiste encor des anciennes lyres
Que le dernier silence exile en l’Autrefois.
Ce sera là pourtant le meilleur de moi-même.
L’arbre donne son fruit, le rimeur son poème ;
Lors ils peuvent mourir, car leur rôle est rempli.
Mais si l’arbre tombé s’abîme dans l’oubli
Le poète demeure et son œuvre se mêle
À l’immense trésor où l’âme universelle
Se cherche, se connaît, puise et se renouvelle.
Créateur d’idéal, de pensée ou d’émoi,
Puisqu’il survit longtemps à son fragile moi
Le poète est vraiment celui-là qui demeure.
Si l’œuvre doit durer, qu’importe que l’on meure ?
Si Robert Edward-Hart parle là de l’œuvre du poète, sa réflexion est au fond transposable à toute vie. Et porte une interrogation dont on souhaiterait qu’elle habite aussi nos dirigeants : lorsque la mort vous rapprochera du cimetière, quelle œuvre durable laisserez-vous ? Des pistes de jogging en béton dans des lieux à la mémoire saccagée ?…