Alors, qui a eu plus de monde ?
Depuis quelques semaines, la « bataille des foules » du 1er mai mobilise notre actualité. Laquelle de nos deux principales alliances politiques aura la plus grande affluence à son meeting ? Il est clair que la dite Fête du Travail a chez nous été kidnappée depuis longtemps par des formations politiques qui ont transformé ce rendez-vous en occasion de flex their muscles et de faire valoir leur supposée force, et non de parler des intérêts et du bien-être des travailleurs.
Cette année, ce rendez-vous a pris l’aspect d’un tug of war encore plus prononcé du fait que nous sommes en année électorale, même si nous ne savons pas encore quand exactement interviendront les élections, la détermination de la date relevant encore du privilège du prince au pouvoir…
Il est évident que cette fameuse bataille des foules était pipée d’avance. Le gouvernement MSM ayant déjà monopolisé le maximum d’autobus pour transporter ses partisans, personne n’aura été dupe de l’annonce tardive de Metro Express à l’effet que le métro ne roulerait qu’à partir de 14h en ce 1er mai… Et on s’en fout allègrement de ceux qui avaient effectivement besoin du métro pour aller travailler ce jour-là.
Alors que les deux camps expriment leur satisfaction au lendemain de ce rendez-vous, l’un se vantant d’une foule de 30 000 personnes, l’autre se disant très content de la qualité du public présent, on en revient toujours à s’interroger sur cette épreuve de force qui, au final, ne renseigne sur rien. Et ne présage aucunement du résultat des élections.
En parallèle, il y a d’autres chiffres qui mériteraient bien davantage de retenir l’attention de nos politiques supposément préoccupés par l’avenir de notre pays, mais qui ne sont nulle part mentionnés. Ainsi, un chiffre rendu public le mois dernier : seuls 40% des enfants qui entrent à l’école primaire obtiendront leur HSC treize à quinze ans plus tard. En clair, 18 327 enfants sont entrés en Std I en 2010. Au bout du compte, il n’y a que 7 528 de ces élèves qui ont pris les examens du Higher School Certificate. En clair, 60% seulement de nos enfants qui vont à l’école vont aller jusqu’au bout de leur scolarité secondaire. C’est énorme. C’est choquant. Cela a des implications énormes pour l’avenir de nos jeunes et de notre pays, pour l’avenir du travail et de la vie à Maurice. Et pourtant, qui nous en parle en ce 1er mai ?
D’un côté, un Premier ministre qui vitupère sur les millions de son opposant. De l’autre, une opposition parlementaire PTr-MMM qui a certes fait plus sérieux en annonçant vingt mesures qu’elle promet de prendre si elle est élue. Des choses intéressantes sur le plan de l’exercice démocratique, du transport en commun, d’internet, du congé maternité. Il y a même une mesure n°12 qui se lit ainsi : Assainir et relancer l’organisation des courses hippiques et faire revivre le Champ de Mars et revoir l’Animal Welfare Act pour mieux protéger les animaux.
Mais rien, rien sur l’éducation, sur un système scolaire qui n’en finit pas d’exclure une majorité de nos enfants…
Ailleurs, on parle de décrochage scolaire pour désigner le processus qui conduit un jeune à quitter le système scolaire en cours de route sans avoir obtenu sa certification finale. Et cela fait l’objet de plus en plus d’études et d’attention. Ainsi, l’Union Européenne a déclenché il y a une dizaine d’années un plan d’envergure pour faire descendre d’ici 2020, dans les 27 pays de l’Union, un décrochage scolaire évalué à 10%, jugé d’une « amplitude considérable ». Pour l’UE, « le décrochage scolaire peut être lié au chômage, à l’exclusion sociale, à la pauvreté ou à des problèmes de santé. De nombreuses raisons peuvent expliquer pourquoi certains jeunes quittent prématurément l’école ou la formation: problèmes personnels ou familiaux, difficultés d’apprentissage ou situation socioéconomique fragile. Le fonctionnement du système éducatif, le climat scolaire et les relations entre enseignants et élèves constituent également des facteurs importants. Comme les raisons pour lesquelles les jeunes n’achèvent pas l’enseignement secondaire sont souvent complexes et interconnectées, les politiques visant à réduire le décrochage scolaire doivent couvrir diverses questions et combiner l’éducation et la politique sociale, l’animation socio-éducative et les aspects liés à la santé ».
De son côté, l’Argentine, affectée par un décrochage scolaire au secondaire estimé à 30%, a mis en place en 2022 une initiative pilote utilisant l’intelligence artificielle pour détecter les élèves les plus susceptibles de quitter prématurément l’école, et prévenir la déscolarisation.
Conçu par le Laboratoire d’intelligence artificielle appliquée de l’Université de Buenos Aires, ce système envoie des alertes si un décrochage est détecté, puis ouvre sur la mise en place d’une action en conséquence.. Dans la province de Mendoza, à près d’un millier de kilomètres de Buenos Aires, l’établissement d’enseignement secondaire Ocampo participe à cette initiative, qui touchait fin 2023 environ 80% des élèves du pays. Concrètement, explique une publication de l’UNESCO, le système fournit aux établissements des informations précises sur la situation des élèves. « Lorsqu’un directeur ouvre le module, il accède à une carte de ses classes et à la liste de ses étudiants. À côté de chaque nom, un voyant indique le niveau de risque de déscolarisation. Il s’agit d’un tableau de bord. L’algorithme mesure quatre variables : les résultats, les absences, le niveau d’instruction de la famille et le retard de scolarité », explique Juan Cruz Perusia, spécialiste du Centre de mise en œuvre des politiques publiques pour l’équité et la croissance.
Par exemple, lorsque Manuel Giménez, directeur de l’établissement Ocampo, a consulté le système, les voyants lui ont signalé que deux frères âgés de 13 et de 14 ans étaient particulièrement exposés au risque d’abandon scolaire. Habitant une zone d’élevage, ils sont issus d’une famille qui ne considère pas leurs études comme une priorité, et sont très souvent absents. Autre cas mis en lumière : celui d’un adolescent de 17 ans qui présente un retard de scolarité en raison d’un long traitement médical. A aussitôt été mis en place pour eux un “système de scolarité protégée”, qui permet d’instaurer un cursus adapté à leur réalité.
Les données collectées sont référées aux autorités provinciales, pour être analysées, afin de penser et mettre en œuvre des politiques adaptées, et obtenir de quoi les financer.
S’il faudra encore du temps pour évaluer avec précision l’efficacité de ce système, certains, comme le directeur de l’école Ocampo, se disent optimiste. « La multiplication de ce type d’outils nous aide beaucoup. Il nous permet de rester attentifs. Nous ne nous contentons pas de renseigner une statistique dans une perspective administrative, nous appliquons une action cohérente par rapport à ce qui se passe dans notre établissement. Les chiffres cessent d’être des chiffres pour devenir des histoires. »
Rester attentifs. Là est le grand défi. Pour déterminer pourquoi 60% de nos enfants ne vont pas au bout de leur scolarité. Au-delà, pour s’interroger sur la pertinence de notre modèle scolaire dans un monde en mutation rapide.
Et peut-être, plus avant, se demander à qui sert l’époustouflante indifférence que l’on note à cet égard. Et qui pourrait avoir intérêt à encourager l’existence d’une population sous-mal-éduquée…
Pendant que nos principales formations politiques se concentrent sur la guéguerre des foules du 1er Mai, le chiffre choquant qui indique que 60% de nos enfants ne vont pas au bout de leur scolarité passe dans l’indifférence générale. Alors qu’il est urgent de s’interroger sur la pertinence de notre modèle scolaire dans un monde en mutation rapide. Et peut-être, plus avant, se demander qui pourrait avoir intérêt à encourager l’existence d’une population sous-mal-éduquée…