SÉPARATION DE L’ARCHIPEL DES CHAGOS DE MAURICE EN 1965 — La portée de l’avis consultatif de la CIJ

FARAZ MOOSA
Master 1 Droit international des affaires
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UFR 07) 

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Introduction

Le prononcé par la Cour internationale de justice de son avis consultatif relatif à la séparation de l’archipel des Chagos du territoire mauricien en 1965 marque un tournant décisif dans cette saga politico-judiciaire qui dure maintenant depuis plus de 30 ans. La patience porte toujours ses fruits, dit-on, et bien heureusement ! Dans cet avis tant attendu, la Cour adopte une position qui est, sans équivoque, entièrement favorable à Maurice. Il s’agira ici d’étudier les implications juridiques de cet avis en examinant tout d’abord la justification de sa compétence et de son opportunité judiciaire [I] et ensuite, la mise en œuvre de la responsabilité internationale du Royaume-uni [II].

I] La justification de la compétence et de l’opportunité judiciaire de la Cour de prononcer son avis consultatif.

A- L’absence de « raisons décisives » de refus : la caractérisation d’un « cadre de référence plus large ». Le premier élément examiné par la Cour concerne sa compétence et son opportunité de rendre un avis consultatif. La question de la compétence ne pose aucune difficulté puisque la requête a été introduite par un organe autorisé à demander un avis, l’Assemblée générale (article 96 Charte). C’est surtout sur la question de l’opportunité judiciaire que l’avis est le plus parlant. En effet, la CIJ n’est pas obligée de prononcer un avis consultatif : un pouvoir discrétionnaire de refus lui est conféré (article 65§1 Statut CIJ) si elle dénote l’existence de « raisons décisives » susceptibles de rendre le prononcé de son avis inopportun. En l’espèce, la Cour a rejeté systématiquement les quatre éléments qui ont été soulevés, dont l’argument le plus fort : la possible « incompatibilité avec [son] caractère judiciaire » due à un contournement potentiel du consentement au règlement judiciaire (Sahara occidental, avis consultatif, 1975). C’est d’ailleurs ce qu’évoque la juge américaine Joan E. Donoghue dans son opinion dissidente pour expliquer pourquoi elle a voté contre les conclusions de la Cour : selon elle, il s’agit d’un différend bilatéral de souveraineté que la CIJ n’est pas fondée à connaître dans le cadre de sa compétence consultative. Si cette même question posait problème dans le fameux avis sur le mur en territoire palestinien de 2004, la solution qu’a retenue la CIJ consiste à insérer la requête dans un « cadre de référence plus large ». Il ne s’agit donc pas d’un différend bilatéral de souveraineté, mais d’un problème de décolonisation, préoccupation onusienne historique. Autrement dit, la question de la séparation de l’archipel des Chagos est indissociable de la décolonisation de Maurice, ce qui justifie l’opportunité judiciaire de la Cour.

B- La confirmation de l’élargissement de la compétence consultative de la CIJ. L’avis consultatif de la Cour ne fait que réactualiser les doutes qui planaient depuis déjà un moment, dès 1975, relativement à la question de son opportunité judiciaire dans le cadre d’une requête pour avis consultatif. En effet, la Cour n’a jamais, dans toute son histoire, mis en œuvre son pouvoir discrétionnaire de refus. À cet égard, l’avis consultatif sur les Chagos confirme une tendance générale à l’effritement de l’opportunité judiciaire, de telle sorte qu’elle pourrait apparaître comme une formalité procédurale quasi-accessoire. Cependant, il est utile de rappeler que ce pouvoir discrétionnaire de refus conféré à la CIJ doit servir à protéger son intégrité judiciaire. En effet, même lorsqu’elle exerce sa compétence consultative, la CIJ reste une juridiction et est tenue de se plier aux exigences que lui impose sa nature judiciaire. Si elle estime que le prononcé d’un avis mettrait à mal sa nature judiciaire, elle a non seulement la possibilité, mais le devoir de refuser de se prononcer (c’était l’argumentaire britannique en l’espèce). Voilà donc le paradoxe de l’opportunité judiciaire de la Cour, prise dans le jeu conflictuel de deux tendances contradictoires : une nécessité procédurale de la plus haute importance mais un effritement progressif en fait, apparaissant davantage comme étant une question accessoire. L’avis consultatif de la Cour relatif aux Chagos ne sonne donc pas définitivement le glas de l’opportunité judiciaire, mais confirme en tout cas, la tendance générale à l’élargissement de la fonction consultative de la CIJ.

II] L’engagement décisif de la responsabilité du Royaume-uni pour fait internationalement illicite.

A- L’excision de l’archipel des Chagos, une violation du droit à l’auto-détermination. S’agissant des réponses aux questions posées, la Cour a rarement été plus tranchée. Elle considère, sans réserve, que la séparation de l’archipel des Chagos du territoire mauricien en 1965 est en violation flagrante des principes d’auto-détermination des peuples et d’intégrité territoriale. La réflexion de la Cour est ainsi construite en deux étapes corrélatives : d’une part, elle rejette en bloc l’argumentation du R-U et considère que le droit des peuples avait déjà atteint un statut coutumier en 1965. Confirmant dès lors le lien indissoluble entre droit des peuples et intégrité territoriale, elle déduit que tout détachement, par une puissance administrante, d’une partie d’un territoire non autonome est contraire au droit à l’auto-détermination, à moins d’être fondé sur la volonté libre et authentique du peuple concerné. C’est ainsi que la deuxième étape de la réflexion consistait à déterminer si Maurice avait librement et authentiquement exprimé son consentement au détachement en 1965 ; et donc, à examiner la validité de l’accord de 1965. Sur cette question, la réflexion de la Cour est intéressante à plusieurs égards. Elle a considéré que puisqu’il s’agissait d’un accord entre un territoire non-autonome et sa puissance administrante, cette position initiale d’inégalité de facto fausserait le prisme juridique traditionnel s’il doit lui être appliqué. Adoptant dès lors un prisme d’analyse plus rigide, la CIJ a dégagé un vice de consentement entachant sérieusement l’accord de 1965. Si elle reste pourtant muette sur la caractérisation dudit vice (il n’est précisé ni s’il s’agissait d’un dol, ni s’il s’agissait d’une violence), ce silence reste tout de même peu regrettable puisque l’avis reconnaît, de manière remarquable, l’invalidité de l’accord de 1965. Dès lors, puisque l’accord de 1965 n’est pas valide, alors il y a violation reconnue du droit à l’auto-détermination et donc de l’intégrité territoriale de Maurice.

B- La mise en œuvre de la responsabilité internationale du Royaume-uni. La reconnaissance d’un fait internationalement illicite emporte l’engagement de la responsabilité de l’État auteur et donc l’obligation de réparation. Il s’agit donc, pour l’État reconnu responsable, de rétablir le statu quo ante, la situation antérieure à la commission de l’illicite (CPJI, Usine de Chorzów, 1928). Ainsi, la reconnaissance de la responsabilité du R-U emporte l’obligation de cesser son administration des Chagos afin que le territoire mauricien initial se reconstitue, suivant la configuration du traité de Paris de 1814. Dès lors, l’avis consultatif a bien une force juridique, qu’il serait certes difficile de caractériser ; mais il serait faux de dire que le R-U ne serait pas tenu de le respecter. Car si un avis consultatif n’emporte certes pas jugement définitif et n’est donc pas juridiquement contraignant, cela ne signifie pas pour autant qu’il serait inutile. La question est en fait mal posée dans le débat public car elle se fonde sur une confusion entre res judicata, l’ « autorité de la chose jugée » reconnue à un jugement et l’effet juridique d’un avis. Appliquer une perspective contentieuse à ce qui n’est qu’une procédure consultative fausserait nécessairement le débat. Comme la Cour l’a remarqué, un avis consultatif n’est pas un mode de règlement judiciaire mais est destiné à l’organe requérant. Dès lors, la sollicitation de l’AG a scellé le sort de la résolution du différend chagossien qui devra se faire dorénavant sous la stricte supervision de cet organe principal de l’ONU. Si l’avis consultatif ne bénéficie donc pas d’un effet directement contraignant pour le R-U, elle fera tout de même l’objet d’une application indirecte, par le biais des mesures que l’AG déterminera en vue de la décolonisation de Maurice. L’avis est d’autant plus obligatoire pour les États tiers car la Cour rappelle leur obligation de coopérer avec l’AG vu la nature erga omnes reconnue au droit des peuples. Cette considération est, sans ambiguïté, une mise en garde contre le comportement des États-Unis qui sont obligés de démanteler leur base militaire à Diego Garcia, à moins qu’elle soit reconnue licite au futur, ce qui serait franchement ridicule.

Conclusion : un simple avis consultatif non-obligatoire ?

La requête pour avis consultatif introduite en 2017 à la CIJ promettait un avis d’une ampleur considérable. Chose promise, chose faite : la Cour a livré un avis historique, remarquable par sa clarté. Au-delà du rejet des motifs d’inopportunité, les réponses qu’elle apporte sont d’une rare fermeté : l’excision de l’archipel des Chagos du territoire mauricien en 1965 étant en violation du droit des peuples, elle engage la responsabilité internationale du Royaume-Uni. On aurait bien tort de voir là, qu’un simple avis consultatif non-obligatoire : puisque le sort de l’archipel des Chagos a été placé désormais sous l’égide de l’AG, c’est à elle de déterminer les mesures appropriées, en considération de l’avis, pour compléter la décolonisation de Maurice. Cette application indirecte de l’avis lui confère donc indéniablement une force juridique considérable. De manière plus significative encore, la Cour vient juste de confirmer sa détermination dans la lutte contre les bribes encore présentes de l’impérialisme colonial.

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