Conversation avec un pionnier de la world music dans le cadre de la sortie mondiale du nouvel album de Touré Kunda. Poursuivant une carrière internationale longue d’une quarantaine d’années, Sixu Tidiane Touré raconte à Scope comment son frère Ismaïla et lui sont devenus les précurseurs d’un genre musical qui a brisé les barrières et ouvert les portes entre les cultures et les générations. Touré Kunda, c’est aussi et surtout le succès planétaire E’Mma, qui reprend un coup de jeune sur ce nouvel album, Lambi Golo, où collaborent aussi des pointures comme Carlos Santana et Manu Dibango.
C’est un peu de tout cela que nous avons cherché à discuter avec ce groupe légendaire. Dans l’interview téléphonique qu’il nous a accordée de France la semaine dernière, Sixu Tidiane Touré raconte cette grande aventure qui a débuté en Casamance au Sénégal, tout en précisant ses liens avec Maurice, où il espère un jour venir en concert.
On la connaît sous le nom d’Emma. Cela s’écrit aussi E’Mma, après s’être dévoilée comme M’ma en 1979. Qu’importe l’orthographe, les deux syllabes ramènent inévitablement vers cette chanson mélangeant le reggae à la musique de Casamance (au sud du Sénégal) et au soninké, pour ceux qui sont familiers avec les cultures de l’Afrique de l’Ouest. Écouté à travers le monde depuis bientôt 40 ans, ce méga-tube a contribué à faire de Touré Kunda une légende et constitue l’un des premiers chapitres de la world music. Les frères Sixu Tidiane et Ismaïla Touré l’avaient créée en mélangeant les rythmes traditionnels de la Casamance aux musiques tendances de l’époque. Plus qu’une chanson rythmée qui fait encore danser les foules à travers les continents, ce titre est avant tout un hommage à la Terre mère, à l’Afrique, dont elle prône l’émancipation et la liberté, et un morceau qui dénonce les injustices, dont l’apartheid.
Emma Salsa avec Santana.
“Cette chanson, nous la chantons toujours pour parler d’une Afrique qui veut avancer et s’épanouir. Nous la chantons parce que c’est une chanson très forte”, confie Sixu Tidiane Touré à Scope au téléphone de France. Quarante ans après, Emma n’a pas vieilli. Elle s’offre même des fantaisies, d’où Emma Salsa, chanson présente sur l’album lancé par le groupe à la fin du mois de mai. Dans cette version, la belle africaine danse au rythme de la salsa grâce à la guitare mythique de Carlos Santana.
Un retour d’ascenseur du légendaire guitariste (classé quinzième meilleur mondial, selon Rolling Stones) aux frères Touré, qui avaient été sollicités pour son album Supernatural, sorti en 1999. Cet opus compte 11 millions d’exemplaires vendus et 8 Grammy Awards, avec, entre autres, le tube Maria Maria. Touré Kunda y apparaît avec une reprise du titre Guerilla Africa, qui devint alors Africa Bamba. Ils avaient ensuite fait la première partie de la tournée de Santana. “En préparant Lambi Golo, nous avons voulu qu’il apporte sa gratte sur notre album. Carlos étant un pote, nous lui en avons parlé et lui avons envoyé Emma pour qu’il en fasse une samba”, explique Sixu Tidiane. Manu Dibango, Nelson Palacio et Cheik Tidiane sont parmi les autres grands invités de cet album qui marque le retour de Touré Kunda, neuf ans et demi après le dernier album, Santhiaba.
Trois Mauriciens sur un album.
Sur cet opus sorti en 2008, les frères Touré étaient accompagnés d’une équipe de musiciens choisie pour la couleur musicale qu’ils recherchaient, plus proche de l’Afrique. Aux micros et aux percussions : Sixu Tidiane et Ismaïla Touré. Parmi les cinq musiciens embarqués dans ce projet : Maurice Manancourt à la batterie, Jerry Léonide au piano et Mike Armoogum à la basse. “Notre musique est universelle. Nous avons toujours ouvert nos portes aux bons musiciens. C’est pourquoi ces Mauriciens se sont retrouvés avec nous.”
Sixu Tidiane Touré salue particulièrement Momo Manancourt, l’ex-batteur de Kaya, qui accompagne aujourd’hui plusieurs formations locales et qui avait quitté le groupe prématurément pour rentrer à Maurice après une période d’exil. “Quand Momo était là, c’est lui qui volait la vedette. Il a le tempo dans sa tête et dans son cœur. Les gens le réclamaient sans cesse : “Momo ! Momo !” Dites-lui bonjour de ma part. Nous l’adorions, tout comme nous adorons les Mauriciens en général.” Pas de projet de concert pour ici dans l’immédiat : “Mais nous espérons bien venir vous voir un jour”, ajoute Sixu Tidiane Touré, au lendemain de la participation de Touré Kunda au Festival Métisse d’Angoulême.
Programmé au dernier jour de ce grand rassemblement des musiques du monde dans le sud-ouest de la France, Touré Kunda renouait avec un public qui l’avait porté à ses débuts.
“La foule était venue pour nous voir. Nous étions heureux de retrouver notre public. Certains, qui étaient là au départ, étaient venus avec leurs enfants et leurs petits-enfants.”
Une vingtaine d’albums (dont des lives et des Best of) ont succédé à E’Mma. Touré Kunda, qui signifie la famille éléphant, continue sa marche. Cette longévité de carrière, Sixu Tidiane Touré l’explique ainsi : “Nous sommes restés sereins et n’avons jamais dévié de notre trajectoire. Nous avons gardé le cap, sans rien changer, même quand le monde de la musique a été exposé à des changements importants. Mon frère et moi avons toujours été sur la même longueur d’ondes à ce sujet, et cela a rendu les choses plus faciles.”
Beatles en Casamance.
C’est en France que Touré Kunda a connu ses premiers succès, à la fin des années 70. Ces premiers applaudissements saluaient des années d’efforts déployés par les deux frères, qui avaient quitté la Casamance natale dans l’espoir de faire entendre leur musique. Nés en 1950 du même père et de deux mères différentes à vingt-deux jours d’intervalle, Ismaïla et Sixu Tidiane Touré, comme leur frère aîné Amadou, ont été très tôt exposés à la musique.
“Nos proches étaient souvent sollicités pour faire la cuisine dans les cérémonies de mariage et les baptêmes. Nous, nous restions là à écouter toutes ces musiques traditionnelles. Nous écoutions également les Beatles, Aznavour et les autres. Nous avons fini par nous dire que ça devrait marcher si nous ajoutions des guitares, des saxos et d’autres instruments occidentaux à notre musique traditionnelle.”
Mais les parents, explique Sixu Tidiane Touré, ne pouvaient comprendre que leurs enfants délaissent l’école pour la musique. Ismaïla décide de s’envoler pour la France en 1973. “Je ne pouvais pas partir puisqu’il fallait que je travaille pour nourrir la famille. C’est ce que j’ai fait pendant quelques années, et je suis parti en leur laissant de quoi vivre”, raconte Sixu Tidiane à Scope. L’aventure Touré Kunda pouvait alors commencer.
“Nous avons galéré pendant longtemps. Puis, de bouche à oreille, de radio en radio, les gens ont entendu parler de nous et de notre musique.” Deux noirs accompagnés de musiciens blancs : l’affaire avait de quoi susciter la curiosité des Français, rigole encore notre interlocuteur. Mais il y avait surtout la musique, les percussions et la mélodie d’Afrique qui eurent un effet envoûtant sur un public qui devenait de plus en plus nombreux. “Les gens ne comprenaient pas ce que nous disions. Mais la musique les accrochait. Nous avons joué sur différents continents. Même aux États-Unis, les gens ont adoré. Lorsque nous y sommes allés, ils nous réclamaient E’Mma ou Salya.” Ce titre fait partie de leurs grands succès avec Fatou Yo, Sambala, Africa Lelly, Nidiaye, etc.
La lutte des singes.
Lambi Golo signifie lutte des singes. Cette chanson dénonce la marchandisation de la lutte traditionnelle du Sénégal. Un art perverti, à l’image de la politique, dans l’arène de laquelle les hommes se battent pour leurs intérêts propres. Sixu Tidiane rêve d’une Afrique qui vivra enfin dans la paix et qui ira encore plus loin. Il considère que Touré Kunda a eu sa contribution pour la prise de conscience. Ses chansons ont été présentées à travers le continent, avec un message appelant à l’émancipation dans un contexte où la décolonisation avait encore lieu.
Côté musique, le groupe a le sentiment d’avoir montré la voie aux nouvelles générations. “Ne venez pas pour imiter Touré Kunda. Inspirez-vous de notre histoire et trouvez votre route”, dit-il aux jeunes, tout en précisant son appréciation du talent et des efforts de la nouvelle génération.
Après vingt albums qui font la part belle à une musique bourrée d’énergie et de rythmes, Touré Kunda précise : “Nous voulons continuer.” Plus rien à prouver pour le duo, dont le nom fait partie de l’histoire de la musique : “Nous continuons pour interpeller. Pas uniquement l’Afrique, mais toute l’humanité.”