Les années passent et se ressemblent. Alors que le fruit de la pêche dans nos lagons a diminué de moitié en une quinzaine d’années, le pillage illégal des ressources continue. Sennes hors-saison, pêche au harpon et avec des filets à petites mailles continuent à être utilisées. Le bout du tunnel semble très loin si l’on se fie aux informations glanées sur le terrain où la complicité de certains gardes-pêche est décriée.
Les pêcheurs les plus sages le disent souvent, “la mer bizin repoze.” Cette expression prend tout son sens aujourd’hui. Le confinement nous ayant montré que sans pression pendant une certaine période de temps, le lagon arrive à se renouveler. Or, après ce répit, les pilleurs ont redoublé d’ardeur réalisant leurs forfaits au quotidien, de jour comme de nuit. Aux quatre coins de l’île, la chose est connue de tous sauf peut-être par les autorités. C’est en tout cas l’impression qui est laissée.
Complaintes régulières.
Pourtant, des complaintes sont faites régulièrement par le public. Marcheurs, pêcheurs-amateur, pique-niqueurs nous confient avoir fait leur devoir de citoyen en dénonçant ces mauvaises pratiques. Par contre, rares sont les actions. Ces dénonciateurs fustigent gardes-pêche et gardes-côte qui, selon leurs dires, ne viennent pas toujours vérifier et encore moins prendre des sanctions contre les contrevenants. Pire, les dénonciations sont dans certains cas découragées. Certains pêcheurs affirmant que les noms des dénonciateurs sont divulgués par les gardes-pêche eux-même. “Les gens craignent pour leur sécurité et préfèrent fermer les yeux”, nous dit un pêcheur du nord. Et d’ajouter, “j’ai moi-même eu des problèmes avec certains individus pour avoir dit aux gardes-pêche qu’ils pêchaient à la senne en dehors de la saison.”
Mais faut-il attendre que des complaintes arrivent pour agir ? La réponse est non. Il n’y a qu’à aller faire un tour à la plage, loin des zones des baignades en particulier, pour se rendre compte du phénomène. À Pointe aux Sables, si vous avez l’oeil, vous remarquerez régulièrement des petits dispositifs flottants au loin formant un cercle. Il s’agit de filets déposés au préalable attendant d’être retirés alors que la pêche à la senne ne débute que le 1er mars pour se terminer en septembre. Les gardes-pêche ne peuvent pas ne pas être au courant s’ils font, ne serait-ce, qu’une sortie régulière en mer.
Non-respect des fermetures.
Dans le sud-est, la même chose se produit ouvertement. “Les pêcheurs à la senne n’arrêtent jamais de pêcher. Les gardes-côtes n’ont pas l’air de s’en soucier. C’est un gros problème, moi qui pêche à la ligne, je remarque la nette diminution des prises. Je suis obligé d’aller pêcher en haute mer et de prendre plus de risques. Ce problème a bien trop duré, il faut que les autorités concernés fassent leur travail”, confie un pêcheur de Baie du Cap. Il soutient qu’il devrait y avoir le même type de surveillance et de sensibilisation que lors des fermetures de la pêche à l’ourite. “Cela avait bien marché, quand on surveille et qu’on sensibilise, les gens finissent par comprendre et cessent ces activités.”
Vassen Kauppaymuthoo, océanographe, qui a déjà travaillé sur un projet concernant l’Illegal Unregulated Unreported Fishing (IUU), explique : “Les gens qui habitent sur la côte me racontent régulièrement voir des gens qui pêchent avec des mailles très petites attrapant ainsi des poissons juvéniles. Ils dénoncent aussi des gens qui pêchent à la senne sans permis, hors-saison de senne et qui pêchent au harpon. J’ai moi-même vu deux personnes en train de pêcher à la senne hors-saison à l’île Aux Bénitiers.” Par ailleurs, certains amateurs de pêche conservent des poissons juvéniles alors qu’ils devraient les relâcher.
“Nos ressources marines ne sont pas inépuisables”
Ainsi, des centaines de kilos de poisons sont en train d’être prélevés quotidiennement de nos lagons alors que le poisson est en ce moment entrain de pondre. “Il faut comprendre que nos ressources marines ne sont pas inépuisables. La pêche à la senne est fermée pendant plusieurs mois pour permettre le renouvellement des ressources. Si la pêche intensive se poursuit pendant cette période, il est clair que cela aura un gros impact”, souligne Vassen Kauppaymuthoo.
Le problème se situe avant tout au niveau de la surveillance. À Maurice, la surveillance du lagon tombe sous la responsabilité des gardes-pêches ainsi que les gardes-côtes. Or, si la pêche illégale se poursuit ouvertement, il doit y avoir un soucis quelque part. Selon nos informations, un des plus gros problèmes rencontrés dans la surveillance des lagons est le manque d’effectif. Un garde-pêche que nous avons contacté témoigne. “Ena fwa, ena zis 2 ofisie dan enn post, kouma ou le nou kapav azir si nou trouv 4 ou 5 dimounn pe pas la senn ilegal ? Zot anvi nou fer bon travay me zot pa donn nou seki bizin pou fer travay la.”
Gardes-pêche complices.
Mais le problème est encore plus grave quand on fouille un peu plus. Selon nos sources, les pilleurs bénéficieraient souvent de la complicité de certains gardes-pêche et gardes-côte. Ces derniers auraient pris l’habitude de fermer les yeux contre “enn kari”. Nous en avons nous-même été témoins à quelques reprises. “Depi Bambous desann mem ziska Rivière-Noire ena sa model la e tou dimounn kone sa”, confie un pêcheur du sud. Vassen Kauppaymuthoo confie avoir eu vent de ces pratiques également. “Ce sont des choses qui se disent sur la côte, il faut que les autorités prennent cela en considération et règle le problème.”
Pour bien situer les choses, la pêche illégale est en train de mettre en péril la pérennité de nos ressources en poissons dans les lagons. À terme, les lagons seront vidés de leurs habitants et les pêcheurs n’auront plus de quoi poursuivre leurs activités. Mais cette prise de conscience tarde à se frayer un chemin auprès de toute la communauté des pêcheurs. En effet, certains pêcheurs professionnels qui possèdent la carte de pêche, se laissent parfois tenter par l’appât du gain. Au lieu de laisser les ressources se renouveler, ils contribuent à les détruire en s’adonnant eux aussi à la pêche à la senne en saison de ponte. Ces mêmes personnes se révolteront ensuite quand elles n’attraperont plus de poissons dans les lagons.
‘Kras dan zot prop lasiet manze’.
Victor, pêcheur depuis 40 ans, connaît bien le problème pour voir ses collègues s’adonner à ces pratiques. “Je passe mon temps à leur expliquer comment ils sont en train de ‘kras dan zot prop lasiet manze’, en faisant cela mais ‘zot deklar sourd’. Si cela continue, dans 10 ans, nos lagons seront vides, beaucoup de pêcheurs seront au chômage. Le public ne mangera que des poissons comme le thon qui sont pêchés en haute mer. Le poisson frais se fera rare, les capitaines, batardés, dames bérri, cordonniers ou mulets ne seront plus sur les étales. Nous devrons compter uniquement sur l’exportation pour manger du poisson. Pour un pays qui est entouré d’eau, ce sera une honte.”
Chiffres
Les chiffres des 3 dernières années montrent que la pêche illégale fait partie du quotidien. L’année dernière, malgré le confinement 176 cas ont été rapportés par le Fisheries Protection Service du ministère de la Pêche. Parmi eux, 67 cas de sennes illégales, 63 cas de pêche sous-marine et 8 de prises de poissons en dessous des tailles permises. En 2019, 375 cas avaient été rapportés pour 342 en 2018.