Il y a 10 ans, le paysage artistique mauricien perdait un de ses membres les plus talentueux. Le 2 juin dernier, Ernest Wiehé aurait eu 76 ans. Dans le sillage du Festival de la Musique, plusieurs de ses amis artistes rendent hommage à cet homme qui a laissé une empreinte indélébile sur de nombreux musiciens mauriciens, toutes générations confondues. Et qui restera à jamais LA référence du jazz mauricien.
Ernest Wiehé portait sur le monde et ceux qui l’entouraient un regard attentif et un esprit ouvert, des qualités héritées probablement de son expérience au Berklee School of Music, où il étudia, puis enseigna la composition et l’arrangement musical dans les années 70. Cette expérience fut plus que fructueuse : fondation du Boston Jazz Orchestra, concerts et collaboration avec des Big Bands, rencontres avec des noms célèbres dans le jazz aux Etats-Unis comme en Europe. Rentré à Maurice en 1978, Ernest Wiehé n’a eu de cesse de partager ses passions avec les artistes locaux.
L’architecte de son succès.
Compositeur, arrangeur, saxophoniste, Ernest Wiehé était, en effet, un artiste pluridisciplinaire. Architecte de talent, il avait dessiné lui-même la maison où il vivait avec sa famille à Ferret, Mapou. Dans ce lieu ouvert sur le jardin et la nature, la musique régnait en maître. Il avait aussi apporté son style propre à des projets résidentiels et commerciaux en y intégrant parfois une touche inspirée de Nouvelle Angleterre. En tant qu’artiste-peintre, privilégiant les huiles sur canevas et la peinture au couteau, il a tenu trois expositions principales à Maurice au début des années 80.
Sur le plan musical, Ernest s’est produit d’abord à l’hôtel Saint Géran dans les années 80, entouré de Karl Allet, Claude Amandine et Jim Collard entre autres. Pendant les décennies qui suivirent, Ernest a surtout offert un partage généreux autour de la musique, mettant toutes ses forces à promouvoir le jazz dans l’île, guidant et développant les jeunes talents les plus prometteurs. De la création de son Ernest Wiehe Jazz Quartet à l’ouverture du Tom Cat, premier club de jazz à Maurice, du Royal Palm au Tamarin Hotel, les expériences, projets, festivals locaux et régionaux se multiplièrent. Ils ont été nombreux à travailler, collaborer et vibrer avec Ernest : Philippe Thomas, Linley Marthe, Belingo Faro, Maurice Manancourt, Noel Jean, Dean Nookadu, Christiphe Bertin, Steve Deville, Eric Triton, Samuel Laval, entre autres.
La rencontre des passionnés.
Dans sa maison à Mapou, Ernest accueillait les passionnés. Tous parlent de sa profonde humanité, son sens de l’amitié, son écoute, son enthousiasme et son humilité face à un nouveau talent. Perfectionniste, il fallait le voir accorder son piano, les yeux à demi fermés, l’oreille attentive au moindre son. Dans la pièce de musique, les répétions se succédaient, émaillées par les bons mots d’un Ernest jamais à court d’humour. Ses neveux, Sébastien et Alexandre Margeot, alors enfants, assistaient fascinés par la fenêtre à ces séances réunissant un large éventail d’artistes mauriciens. Ernest s’est montré aussi de précieux conseils pour des chanteurs et interprètes locaux. Il a enseigné à l’Atelier Mo’Zar, a composé la partition du film Bénarès, produit des albums, participé à la formation du Néo-fusion Octet », plateforme de musique métissée, et a fondé en 2002 le Ernest Wiehe 10-piece big band, une de ses projets les plus ambitieux, réunissant des musiciens mauricien de grand talent.
Ernest Wiehé continue à vivre dans le cœur et la tête de nombreux artistes mauriciens, par le souvenir fort qu’il a laissé le temps d’une rencontre, d’un projet, d’un concert, de répétitions mémorables, ou tout simplement à l’écoute d’un de ses albums. Son héritage, vaste et riche continue à porter ses fruits parmi les talents émergeants. Pour que vive la musique sous toutes ses formes… Comme il l’aurait voulu.
Philippe Thomas : « Nous avons tous appris de lui… »
Complice musical de longue date d’Ernest Wiehé, Philippe Thomas évoque son parcours avec émotion, depuis ses premières leçons avec Ernest aux albums produits ensemble et à la création des divers groupes musicaux. « Le jazz mauricien doit tout à Ernest. La plupart des musiciens mauriciens établis sont passés par son école d’une certaine façon. Nous avons appris de lui sa manière de penser la musique, de travailler, les sons et progression. Et nous continuons à transmettre cet enseignement à nos élèves aujourd’hui. Dans mes cours à l’Atelier Mo’Zar, on continue à écouter ses compositions. Sur le plan personnel, Ernest avait un sens inné de l’ouverture et de l’amitié. Il a fait partie de ma vie au delà de la musique. »
Olivier Ker Ourio : « un héritage toujours vivant »
L’harmoniciste français Olivier Ker Ourio avec lequel Ernest a collaboré sur plusieurs festivals et albums déclare: « Je me souviens d’Ernest comme d’un être charmant, facétieux, généreux, qui a grandement contribué à mon parcours d’artiste musicien de Jazz, dès mes débuts à la Réunion. J’ai eu la chance de lui rendre visite, de bénéficier de ses enseignements, j’ai constaté sa gentillesse et son altruisme. Ernest, ton héritage est toujours vivant, tu existes à travers chacun qui a eu la chance de te côtoyer et de connaître ton amitié. »
Sebastien Margéot : « Un langage harmonique riche et élaboré »
Au delà des solides liens familiaux qui le liaient à Ernest, Sebastien Margéot parle surtout des qualités pédagogiques qui ont profité à tant de musiciens : « Je lui dois la passion de la musique, c’est lui qui m’a transmis cet amour, cette sensibilité, lui qui l’a nourrie, affinée. En tant que compositeur et arrangeur, il avait une oreille globale et il était ouvert à tous les styles. Proche de la nature, il écoutait les oiseaux, il enregistrait les sons et avait un rapport spécial avec la vie. Je crois qu’il a laissé à ceux qui l’ont côtoyé, une exigence dans la musique, une discipline de travail, une grande sensibilité musicale, un langage harmonique très développé, riche et plus élaboré que tout ce qu’on avait connu ici. Sons, notes, rythmes, l’harmonie était toujours primordiale chez lui. »
Dean Nookadu : « Il a contribué à professionnaliser le métier d’artiste »
Pour Dean Nookadu aujourd’hui à la tête du Conservatoire Frederic Chopin, Ernest Wiehe a littéralement influencé l’approche artistique des musiciens mauriciens engagés dans la création et l’interprétation. «Je suis fier d’avoir été parmi ces jeunes privilégiés qui l’ont côtoyé dans les années 1980. Toute une génération de jeunes musiciens de tous bords- jazz, musique moderne, séga, musique carnatique ou musique fusion- seront directement ou indirectement imprégnés par son influence. Il a démontré qu’une grande rigueur est indispensable pour acquérir la maîtrise technique artistique avant de vouloir l’exprimer. Il a aussi contribué à professionnaliser le métier d’artiste à l’Ile Maurice. »
Ken Pullig : « A jack of all trades and a real renaissance man »
Ken Pullig – trompettiste et enseignant retraité de Berklee évoque Ernest en ces termes :
« Ernie Wiehe was a master musician. I met him at Berklee College of Music and I was honored to have him in my band (Decahedron) in the 70s. His reading interpretation and soloing were organically perfect. He knew my music as well as I did! He was a wonderful composer/arranger….a true professional. He could play the piano better than many pianists and he taught himself to be an engineer/producer. He was a jack of all trades and a real renaissance man. I was very lucky to have him as a friend. I can still see the twinkle in his eyes and remember his laughter and the many fun times we shared. »
Veronique Forget : « Un grand artiste et avant tout un ami »
Elle débutait dans la chanson quand elle a rencontré Ernest. Veronique Forget souligne la faculté d’Ernest à mettre les jeunes talents à l’aise. « Alors qu’il était déjà la référence dans le jazz à Maurice, il restait simple et d’une telle gentillesse… Calme, doux, patient, il m’a donné un avis précieux, m’encourageant à développer ma propre couleur vocale, guidant mes choix de chansons. Il avait un sens de l’humour vraiment spécial. C’était un grand artiste et avant tout un ami aux excellents conseils. Il avait du génie, mais savait rester réaliste à propos de tout. Le travail qu’il a accompli à Maurice est énorme, et nous nous lui devons tellement… »
Samuel Laval : « Ernest communiquait sa musique partout où il allait »
D’une soirée à Tamarin, Samuel Laval retient une rencontre décisive avec Ernest, des sessions de travail musical intenses, le cadeau d’un saxophone qui lui reste précieux et un regard différent sur la musique. «Ernest m’a aidé à trouver mon style de jeu, mon propre son, ma propre voie. Avec lui, ma musique a pris un peu de maturité. Je n’étais pas trop chaud pour l’apprentissage théorique, mais Ernest m’a ouvert les yeux sur l’importance de bonnes bases musicales. J’aime composer ma musique et les moments passés avec Ernest continuent à m’inspirer. C’est comme si que, sans le vouloir, il a quitté un peu de lui en moi. Je pense qu’il était un mauricien à 200%, qui aimait rigoler et plus important, qui communiquait sa musique partout où il allait. »