(Dossier sur les rastas) De Rose-Belle à Sable-Noir : Stand Up For Your Rights!

Installés dans le paysage mauricien depuis des décennies, les rasta ont toujours la perception d'être victimes de discrimination. Ils bataillent sur plusieurs fronts pour leurs droits. Des rives de Rose-Belle jusqu'à la quiétude de Sable-Noir, les mêmes échos d'incompréhension se font entendre.  De : Joël Achille

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A Sable-Noir, des jeunes rastas s'adonnent à l'agriculture, cultivant fruits et légumes.

(Ce dossier a été publié en avril 2018 par Scope Magazine)

José Rose s’avance sur la terre mise à nu. Ses dreads reposent dans un turban aux couleurs de l’Ethiopie. Au gré de ses pas, le sexagénaire se rappelle des grands arbres qui régnaient ici, à quelques mètres de la mer. Ne reste plus qu’un désert terreux destiné à devenir « un dortoir pour les ouvriers chinois » ou « un parc pour containers », selon les rumeurs qui circulent à Sable Noir.

Sous un soleil de plomb, le porte-parole de l’Association Socioculturelle Rastafari (ASCR) se présente devant les ouvriers étrangers affairés à bâtir un mur. « Where is your boss ? », leur demande-t-il d’une voix grave. Mais aucun d’eux ne parle anglais. Ce mur, « ils voulaient l’ériger de notre côté. Nous nous sommes tournés vers la cour pour obtenir une injonction. Les ouvriers sont tout de même venus et nous avons dû sortir avec des sabres. Là ils sont allés plus loin », relate José Rose.

Du béton partout.

Dans les bois toujours préservés, à la droite du sentier qui mène à la plage, une case en tôle devenue une sorte de patrimoine. Des photos de Haile Selassie, de rastas, de rastas mis en scène dans Le Dernier Repas de De Vinci décorent les cloisons. Une pléiade d’instruments artisanaux reposent au pied du lit de Jean-Claude David, 57 ans. Sa moustache poivre et sel trempe ce matin dans une succulente tasse de thé pur, et ses nattes effleurent son torse nu. S’il n’y avait pas eu d’intervention musclée, c’en aurait été fini de son quotidien paisible et retranché à vivre en communion avec la nature, qui lui offre tranquilité et nourriture.

Une menace similaire pèse sur les structures en tôles et en bois construites par des rastas à plusieurs kilomètres de là, dans une vallée à Rose-Belle. « Ils nous disent qu’on doit décamper, que cette terre les appartient. Ils mettront du béton partout comme ils l’ont fait plus haut », confie Wendy Ambroise, alias Jahfazon. « Mais nous n’avons pas l’intention de bouger d’ici », ajoute-t-il. Ce samedi, la vallée accueille des prières hebdomadaires. Attirés par le pavillon jaune, rouge et vert qui flotte dans les cieux, des rastas convergent jusqu’ici depuis toute part de l’île. Nous y retrouvons Teddy qui vient de Rose-Hill, François de Mahébourg et Dovic de St-Hilaire, entre autres.

« Nou korek nou ».

Derrière eux, une rivière d’eau fraîche serpente la forêt et s’écrase en une multitude de cascades. Les flots puissants provenant de Midlands servent à laver les dreads. Une douche artisanale y avait même été installée, mais celle-ci a été détruite lors des récentes inondations. Des épais nuages gris coule une pluie fine qui nargue de s’intensifier. Une « bénédiction» pour les rastas.

Au coeur de ce décor pittoresque, des jeunes au dreads naissant jardinent et arrachent des mauvaises herbes de la terre humide. « Nou pa anvi mem travay ar zot », lance Jahfazon. « Ça ne veut pas dire que nous sommes paresseux, mais nous ne croyons pas dans le matériel. Dans ce système, vous êtes esclaves. Nous, nous sommes végétariens. Nous vendons des légumes, vivons de la musique et de l’artisanat. Si nou fin, nou tir banann nou manze. Nou korek nou ».

Les rastas se regroupent dans un abri en tôle et font tourner un calumet, soit une branche de papaye dans laquelle a été introduit un taf. Le gandia se fume cérémonieusement, sans le mélanger à la cigarette. À Cité Bethléem en haut de la vallée, la drogue synthétique fait des ravages. Des habitants nous confient que ce sont des jeunes, certains âgés de 13 ans seulement, qui s’occupent du trafic. Les rastas ont dû se battre pour que le commerce illicite n’atteigne pas leur havre. Eux ne dealent qu’avec le naturel.

« Nepli trouv gandia lokal ».

« Le gandia est une plante qui fait partie de notre culture. Met nou pandi pa pou kapav anpes nou servi li », indique Wendy Ambroise. Le cannabis sert à entrer dans un état méditatif, propice, selon des rastas, à communiquer avec Jah. Ils nuancent toutefois : « Pena gandia isi, nepli trouv gandia lokal. Si nous avons envie de fumer quelque chose de bien, nous devons nous tourner vers le gandia de l’extérieur, celui de Madagascar ou de la Réunion. Nous sommes forcés d’aller en acheter alors que nous ne sommes pas supposés rencontrer des dealers. Nous ne le voulons pas, mais nous devons le faire ».

En planter soi-même équivaut à prendre le risque de se retrouver emprisonner pour trafic de drogue. « Li enn gaspiyaz pou nou plante. Dimounn kokin ou swa elikopter vinn ras li », confient les rastas. D’autant que sur quelques-uns d’entre eux planent une épée de Damoclès, étant en liberté conditionnelle pour possession. « Mo’nn fer letour enn pake prizon », relate Jahfazon, en énumérant quelques-unes. De ceux présents, plusieurs avaient pris part à la manifestation organisée le 6 mai 2016 au Jardin de la Compagnie. Du gandia avait été consommé en public et des rastas avaient été victimes de brutalités policières. Une affaire qui avait fait grand bruit.

Tabernacle de Chamarel.

Le vacarme du monde extérieur ne parvient pas en cette vallée. L’une des raisons pour lesquelles un tabernacle y est en construction. Douze poteaux surplombent l’ossature en bambous, représentant les Douze Tribus d’Israël, un ordre du mouvement rastafari. Un tabernacle existe déjà à Chamarel. Cependant, celui-ci est menacé par Case Noyale Ltée qui souhaite le détruire et pour y aménager un parking.

En la case en tôle de Sable Noir, plusieurs documents jonchent la moquette rouge. L’ASCR mène un combat pour la préservation du Tabernacle de Chamarel. L’association a décidé de faire appel de la décision de la Cour suprême, qui les a sommés d’évacuer les lieux avant fin mai. En conférence de presse quelques semaines auparavant, José Rose explique : « Indou ena so mandir, blan ena so legliz, mizilman ena so moske, rasta ena so tabernak e li trouv dan Triang Chamarel ».

Parmi les documents éparpillés sur le sol, un volumineux dossier — présenté en cour par la partie adverse — regroupe toutes les terres « acquises entre les blancs » dans la région de Rivière-Noire, Chamarel. Les transactions s’élèvent à plusieurs milliards, témoignant du nombre d’hectares concernés. Le Tabernacle de Chamarel, lui, n’occupe qu’environ trois arpents. « Notre Tabernacle se trouve sur le lieu de la résistance, au village des marrons à Chamarel. À l’époque de l’esclavage, cet endroit était inaccessible pour les blancs. C’est pour cela que nos ancêtres sont restés ici pour bien longtemps (…) Nous, nous avons un patrimoine oral, mais les blancs ont des titres de propriété depuis l’époque coloniale », explique José Rose en feuilletant l’épais document.

Education et résistance.

Au-dessus d’une cascade de Rose-Belle tient encore un vestige de l’esclavage: un barrage fait de gros blocs de pierres taillés. Les rastas souhaitent que l’histoire de la résistance des esclaves soit mieux considérée. Que des noms tels Ratsitatane soient répertoriés dans les livres d’histoire des enfants. À Rose-Belle, la question de l’éducation purement académique fait débat parmi les jeunes rastas. « Nou pe pans aret avoy nou zanfan lekol. Ils apprendront à lire et à écrire et ne considéreront pas Mahé de Labourdonnais, Pierre Poivre ou encore Robert Farquhar comme des héros mais plutôt comme des pirates. À l’école on ne nous dit jamais que nos ancêtres sont des esclaves. Kifer pa dir nou Ratsitatane ti enn ero ? », demandent-ils.

Installé dans un fauteuil au premier étage de sa maison à Richelieu, Ras Natty Baby se délecte d’une cigarette. Lui, qui a arrêté l’école en Form II, cite le militant américain Malcom X, l’activiste jamaïcain Marcus Garvey, l’écrivain français Jules Verne, le philosophe grèque Socrates. Il évoque le panafricanisme, revient sur la Guerre Froide et retrace l’histoire de l’Empeureur Haile Selassie depuis l’ère du Roi David et la Reine de Saba. Et cela, avec des mots savamment choisis parmi un riche vocabulaire. Son secret : la lecture et une envie dévorante d’obtenir des réponses à ses questions. « Mo ti koumsa depi tipti », affirme-t-il.

Pour leurs petits, les rastas se battront afin qu’ils n’aient pas à affronter les mêmes obstacles qu’eux. Leur souhait, c’est que leur communauté soit respectée dans son ensemble pour ce qu’elle est. Que tous bénéficient des mêmes droits et des mêmes opportunités. Ils se laissent dès lors porter par les paroles de Bob Marley : « Don’t give up the fight ».