Sanjay Bhuckory, SC
À quelques semaines des dernières élections générales, des rumeurs persistantes commencèrent à circuler, à l’effet que lesdites élections allaient être trafiquées par le pouvoir en place. Ces rumeurs prirent vite l’allure d’une quasi-vérité, attisées en cela par une méfiance généralisée du régime sortant, et par la diffusion, par un certain ‘moustachu’, d’écoutes téléphoniques entre nos gouvernant(e)s en déchéance et leurs méprisables sbires. La thèse de la fraude électorale fut ainsi catalysée.
Cet énigmatique moustachu eut le mérite de transformer les Mauriciens, même les adeptes de la grasse matinée, en un peuple de lève-tôt, qui furent déjà sur le pied d’alerte, dès six heures pile, pour prendre connaissance de ses quotidiennes révélations. Les tentatives du gouvernement de le museler et de supprimer les réseaux sociaux déchainèrent la passion et les plumes du peuple. Ironiquement, ce fut l’opposition, et non pas le chef du gouvernement, qui lança un appel au calme pour apaiser la tension, afin de ne pas leur offrir un prétexte de renvoyer les élections : c’était le monde à l’envers. Ainsi débuta une révolte silencieuse, où le peuple prit son mal en patience, sachant qu’il allait incessamment s’exprimer, le jour du scrutin, par la force rageuse de sa plume.
Gouvernement Poids Plume
En parlant de plume, un des cas de figure de fraude électorale évoqués sur les réseaux sociaux et lors des « meetings », qui captiva l’imagination du peuple, fut la présumée utilisation de plumes, dont l’encre s’effacerait quelques instants après son utilisation par le votant – rendant ainsi son bulletin blanc, et son vote caduc. Des messages commencèrent à circuler, incitant les électeurs à se munir de leur propre plume, au lieu de celles fournies par les autorités, pour cocher leur bulletin. Les assurances répétées de ces derniers furent vaines, et ne purent atténuer les soupçons, qui ne faisaient que s’enfler. La rumeur populaire avait ainsi mis le gouvernement « poids plume » KO avant même le vote.
La veille des élections, il y eut des situations cocasses, néanmoins alarmantes : des citoyens faisaient le guet aux abords des centres de vote pour s’assurer, aussi improbable que cela puisse paraître, que des urnes ou des bulletins de vote n’y soient pas introduits frauduleusement. La méfiance et la tension étaient à leur paroxysme, tant et si bien que les « vigiles » effectuèrent même des fouilles corporelles sur des policiers et leurs véhicules à l’entrée des centres de vote. Encore une fois, c’était le monde à l’envers : c’était le peuple qui surveillait le gouvernement et sa police. Ce peuple était prêt à plumer l’oiseau de mauvais augure qui oserait se mettre en travers de son chemin démocratique.
La Plume symbole de méfiance et de défiance
Le jour du scrutin, le peuple, dans sa grande majorité, se pointa aux bureaux de vote dès leur ouverture à sept heures – tant et si bien qu’à la mi-journée, de longues files d’attente d’électeurs s’étaient formées dans toute l’île. C’était sans précédent, car les foules s’accumulent généralement durant les deux dernières heures de vote. Le mot d’ordre de voter tôt, afin d’éviter des risques d’usurpation d’identité, avait été suivi à la lettre.
Fait marquant : des dizaines de milliers d’électeurs, environ deux sur trois, s’étaient armés de leur propre plume, l’exhibant dignement, tel un symbole de méfiance et de défiance. Il n’y avait même pas lieu d’entreprendre un « exit poll » (sondage d’électeurs) – le simple fait de se présenter à l’isoloir avec sa plume traduisait haut et fort l’intention du votant. Le peuple avait résolument trempé sa plume dans le fiel avant d’accomplir son devoir civique, voire sacré.
La Plume est la Langue de l’âme
Le taux de participation avoisinait ou dépassait les 80% dans plusieurs circonscriptions rurales. Le mythe du « 4 à 14 », c.à.d. que les circonscriptions rurales nos. 4 à 14 étaient supposément acquises à la cause du gouvernement sortant sur des bases communautaristes, venait de voler en éclats. Le peuple était, et s’était, dans son ensemble, libéré d’un joug lourd, pesant et envahissant. Il était enfin libre, et léger comme une plume d’oiseau.
Le jour du vote, j’ai croisé une dame d’environ 90 ans dans un centre de vote à Triolet. Elle était chétive et recroquevillée sur elle-même, sur un fauteuil roulant, poussé par son petit-fils. Elle tenait une plume fermement dans sa petite main ridée. Je lui ai demandé si elle avait besoin d’assistance pour voter dans une salle dédiée aux personnes en situation de handicap. D’une voix à peine perceptible et tremblante, elle me répondit ceci, tout en me brandissant fièrement sa plume, ou devrais-je dire son épée : « Pa trakase beta, mo kone ki mo ena pou fer ». Ce qui me fit penser à Cervantes dans Don Quichotte : « La plume est la langue de l’âme ».