L’association Kifer Pa Mwa, dont Virginie Bissessur est la présidente, s’occupe depuis une vingtaine d’années à encadrer les enfants du quartier de Batterie-Cassée, Karo-Kalyptis, Cité-Briquetterie. Sa mission est de les donner les mêmes opportunités de réussite. En une vingtaine d’années, plus de 500 enfants ont été encadrés par l’association pour les instruire et les garder éloignés des dangers de la rue. La plus grande fierté de cette ONG est le taux de réussite de ces enfants au PSAC. Ce sont de belles histoires d’enfants qui se sont battus pour sortir du cycle de la pauvreté.
En parallèle à votre travail au sein de Pedostop, vous êtes aujourd’hui présidente de l’association Kifer Pa Mwa, un nom qui interpelle. Pourquoi ce nom ?
Ce nom vient du constat de la discrimination que subissent les enfants et habitants du quartier quand ils doivent dire d’où ils viennent. En effet, pour nous à Kifer Pa Mwa, tous les enfants devraient avoir non seulement les mêmes droits, mais aussi les mêmes opportunités. Nous pensons fermement qu’ils sont tous aussi capables que n’importe quel enfant du pays ou d’ailleurs. Ce nom est un slogan, une affirmation haut et fort, que nous croyons au potentiel de nos enfants.
Le credo de votre association est de briser les barrières de la pauvreté. Quelle est votre principale priorité à ce jour ?
La priorité de cette association est d’offrir un endroit sain aux enfants du quartier, un endroit sans seringue qui traîne, sans insulte ni cri. Un endroit où ils peuvent se poser, jouer, apprendre et surtout être écoutés. On part du constat qu’il n’y a quasiment pas d’activité dans le quartier pour les enfants. Donc, après les heures d’école quand ils y vont, ils traînent dans les rues pour s’occuper. Or, le quartier est gangrené par la drogue, ce qui a pour effet que les enfants se retrouvent vite embrigadés dans le trafic de près ou de loin.
À l’association, les adultes leur parlent sans leur crier dessus, ils écoutent ce que les enfants ont à dire, ils sont respectés. C’est un sentiment inexplicable dans la mesure où ils peuvent à nouveau être enfants.
Batterie-Cassée, Karo Kalyptis et Cité-Briquetterie sont les endroits les plus ciblés pour combattre la pauvreté, la drogue et la prostitution. De quelle manière l’ONG Kifer Pa Mwa se mobilise-t-elle pour apporter un encadrement solide à ces familles vulnérables ?
Kifer Pa Mwa se mobilise déjà en offrant un espace agréable, mais aussi des cours de soutien scolaire, des cours de lecture et des activités. Tous les samedis matins, les enfants ont des activités de créativité. Mais au-delà de ces activités, nous proposons aussi aux enfants des cours de natation, un séminaire résidentiel afin d’apprendre le vivre-ensemble et l’autonomie. Nous avons aussi une travailleuse sociale qui fait le lien entre l’association, l’école et la famille. Ce travail de la gestion de cas est essentiel pour la compréhension holistique de la situation de l’enfant et de sa famille. Cela nous permet de personnaliser les suivis et les prises en charge, soit avec la psy ou avec l’orthophoniste, en fonction des besoins.
De plus, tous les mois, nous animons une réunion avec les parents où nous annonçons les activités à venir et où nous pouvons aussi aborder les difficultés rencontrées par les parents. Cet encadrement permet sur le long terme d’obtenir des résultats positifs aux examens du PSAC, de voir l’enfant prendre confiance en lui et oser prendre des risques. Nous voyons aussi qu’avec les suivis, les relations familiales sont moins conflictuelles et plus harmonieuses. Nous avons des jeunes qui ont poursuivi des études supérieures, d’autres sont devenus entrepreneurs. Les exemples de réussite ne manquent pas.
Véronique Mars vous accompagne dans cette quête. Comme fondatrice de Kifer Pa Mwa, à quel type de problème s’est-elle heurtée ?
Au départ, l’association a démarré sous l’impulsion de Véronique Mars, habitante du quartier et travailleuse sociale, avec l’aide de quelques mamans. Elle a été rejointe par les habitants des quartiers de Batterie-Cassée, Karo-Kalyptis et Cité-Briquetterie, soucieux de préserver leurs enfants contre les fléaux.
En 2000, elle a démarré avec sept enfants qui voulaient apprendre à lire, tout en comprenant que le rattrapage scolaire allait de pair avec des activités créatives. Il y a aussi eu des ateliers de prévention sur la drogue, le VIH, entre autres… Voyant l’enthousiasme suscité, Véronique a structuré l’association et lui a donné une identité.
La première difficulté rencontrée a été le lieu, car au début, nous n’avions pas d’emplacement. Nous avons littéralement commencé dans la rue, jusqu’à ce que nous trouvions un terrain, où nous avions pu poser deux conteneurs.
La principale difficulté est de collecter des fonds suffisants pour que nos activités perdurent. Le secteur privé veut bien nous faire des dons de livres et de cahiers, mais si nous n’avons pas de quoi donner une allocation (même pas un salaire) aux enseignants, comment les enfants vont-ils lire tous ces livres ? Il est plus facile pour les donateurs de faire des dons en nature, mais une association repose aussi sur une structure administrative qui assure la transparence de l’utilisation des fonds, le bon déroulement au quotidien et le rapport qui incombent à toute association. Donc, il faut beaucoup parler, expliquer et convaincre les donateurs.
Ceux des régions avoisinantes comprennent mieux le contexte et l’objectif de nos interventions. Pour les autres, c’est plus compliqué de comprendre les difficultés systémiques auxquelles sont confrontées ces familles.
Les problèmes des enfants de rues sont légion, mais au sein de Kifer Pa Mwa, avez-vous trouvé une structure adéquate pour les faire sortir de la rue ?
Il n’y a pas de solution magique, malheureusement. Cela dépend de tellement de facteurs différents. Nous pensons bien évidemment au rôle fondateur de la famille. Si elle est dysfonctionnelle dès le départ, l’enfant va développer des difficultés. Ensuite vient le rôle de l’école, je ne ferais aucun commentaire sur la qualité de l’enseignement, ni l’efficacité de la détection et de la prise en charge des difficultés d’apprentissage. Je ne ferais pas, non plus, de commentaire sur les préjugés, voire les propos humiliants que lancent régulièrement les professeurs aux enfants.
De plus, l’environnement joue un rôle crucial, car il permet ou pas à l’enfant d’accéder à des opportunités, de se sortir du cycle infernal de la pauvreté, avec son corollaire qui est la violence et l’addiction.
La prise en charge holistique est présente chez Kifer Pa Mwa. Pourquoi l’avoir inclus dans le programme d’aide ?
Un enfant en difficulté l’est pour de nombreuses raisons. Tenter d’aider un enfant en ne voyant le problème que d’une seule perspective, c’est passer à côté de tout ce que peut être un enfant. Il y a de nombreux facteurs qui déterminent les difficultés que peut rencontrer un enfant. Il est important de travailler en équipe pluridisciplinaire, car chaque professionnel a son point de vue. Et tous ces points de vue sont complémentaires et nécessaires.
Beaucoup d’enfants issus de Kifer Pa Mwa sont des exemples de réussite. Pouvez-vous nous confier quelques anecdotes ?
En premier lieu, la plus importante réussite, c’est le taux de réussite aux examens du PSAC. Nous surveillons de près la performance de nos jeunes à cet examen. C’est un indicateur de notre propre performance aussi. Parmi nos belles histoires, nous pensons à Christabelle, qui a pu entreprendre des études d’infirmière, et qui aujourd’hui travaille dans une clinique privée. Il y a aussi Élodie, qui est enseignante au primaire. Shawn est devenu entrepreneur.
De nombreux enfants ont intégré des entreprises bien connues à Maurice. Les exemples sont légion. Il s’agit d’enfants qui se sont accrochés, qui se sont battus, et qui aujourd’hui sont sortis du cycle de la pauvreté.
Quelle a été une des plus grandes réalisations de votre association après que plus de 500 enfants aient bénéficié de ce programme d’aide ?
La plus grande réalisation, c’est d’être une porte de sortie du cycle de la pauvreté et un Safe Space pour les enfants. Nous avons chaud au cœur quand nous les voyons jouer et s’exprimer dans la cour. Cela nous touche beaucoup quand ils prennent leur courage à deux mains pour nous confier leurs difficultés. Mais ce qui nous fait le plus sourire, c’est quand les enfants commencent à rêver de leur futur, que les petits garçons nous disent qu’ils veulent être astronautes au lieu de maçons, que les petites filles nous disent qu’elles veulent être enseignantes ou coiffeuses. Notre plus grande réussite, ce sont les étoiles qu’ils ont à nouveau dans les yeux.
Kifer Pa Mwa fait face aussi à un sérieux manque de financement. Où en êtes-vous à ce jour ?
Le gouvernement, à travers la NSIF, alloue des fonds, comme à toutes les ONG. Évidemment, ces fonds ne sont pas suffisants pour financer toutes les prises en charge, les salaires, le matériel, l’administration et l’entretien du lieu. La majorité des fonds doit être collectée du privé. Et c’est très difficile d’accéder aux personnes qui décident du CSR dans le privé, ce sont des gens qui sont très souvent sollicités.
Une fois le rendez-vous décroché, il faut convaincre en peu de temps, tout en expliquant le contexte, les enjeux et le pourquoi des solutions qu’on essaie de mettre en place. Mais quand nous trouvons une oreille, alors la magie peut opérer. Et quelle fierté pour le secteur privé de savoir qu’il peut avoir un impact positif dans la vie de nos enfants !
Quels sont les projets en cours pour Kifer Pa Mwa, et, surtout, quelle est la vision de l’association pour les prochaines années ?
Déjà, nous remettons l’association sur pied après le passage à vide causé par le Covid-19. Il y a pas mal de travaux à faire afin d’assurer la sécurité et l’hygiène sur place. Ensuite, nous devons mobiliser de nouveau les équipes, car les parents du quartier sont impatients d’avoir des activités à nouveau. La vision de Kifer Pa Mwa est toujours la même : être une alternative aux méfaits de la rue pour les enfants.