Cinq petites lettres suffisent. Pour alerter, faire s’emballer notre cœur, nous faire transpirer un bon coup et nous mettre en état de panique. La C.R.I.S.E., en quelque sorte, catalyse nos émotions les plus insupportables, devenant vecteur des angoisses les plus profondes. Tout simplement parce que quand on nous annonce une crise, c’est que plus rien ne va ! Aussi, du fait de la multiplication des crises (économique, sanitaire, migratoire, démographique, écologique…), la « crise » perd progressivement de sa valeur intrinsèque, alors que le plus souvent, elle n’est que le fruit d’un parti pris spécifique, et donc qui ne nous concerne pas forcément tous de manière directe.
En quelques décennies seulement, « l’effet crise » s’est donc banalisé, car à force de vivre dans une société « crisophile », nous oublions de nous attarder sur les causes et les conséquences des crises annoncées. Ce qui peut devenir dans bien des cas problématique. Car en passant sous silence le temps quelquefois long des bouleversements et la complexité des enjeux, on finit inévitablement par en réduire les réponses possibles, pour peu qu’elles existent. Qui plus est, le terme n’est pas toujours approprié, car qui dit « crise » dit aussi période difficile, oui, mais aussi passagère. Avec un début, donc, mais aussi une fin, pas toujours facile à situer dans le temps.
Cette banalisation de la crise tient donc en grande partie à sa définition même, telle que comprise et admise par tous. Ainsi, l’on peut, sans risquer de paraître inutilement alarmiste ou affabulateur, parler de « crise économique », puisque l’on sait, là aussi, que si crise il y a, le feu finira naturellement par plus ou moins rapidement s’éteindre. Il en était de même pour la récente « crise sanitaire » qui, quand bien même elle emporterait de nombreuses vies, ne pouvait elle aussi durer indéfiniment.
En revanche, comment raisonnablement parler de « crise » lorsque l’on évoque le dérèglement climatique, la perte de la biodiversité ou encore nos émissions polluantes, alors que la plupart des questions environnementales se caractérisent par leur longue temporalité. En d’autres termes, lier le terme « crise » aux problèmes écologiques actuels nous pousse à évacuer de l’équation les causes structurelles et les conséquences sur le long terme de nos actions les plus nuisibles et funestes. Et pour cause : puisque la crise ne peut être permanente ou chronique – ce qui constituerait sinon un contresens –, alors pourquoi s’en soucier plus que de raison ?
Mais pourquoi, se demanderont certains, accorder une telle importance à une simple question d’ordre sémantique ? Et bien justement parce que, par nature, l’humain, à travers son langage et l’interprétation qu’il fait de celui-ci, intègre les informations reçues en fonction de leur importance ou, dans le cas présent, de leur gravité. Or, le souci, c’est qu’avec le temps, le concept de crise aura opéré un glissement progressif entre son sens originel et celui que l’on lui confère dans nos sociétés contemporaines. Un changement de perception, donc, qui influe directement notre sens de l’urgence. Pourtant, une fois encore, il y a une différence fondamentale entre, par exemple, un krach financier (et donc passager), un conflit social ou une baisse de la natalité, et des problématiques comme l’écologie ou l’environnement.
Certes, le changement climatique ou l’érosion de la biodiversité ne font plus débat (ou très peu). En revanche, associer l’intensité et la gravité de ces bouleversements à la notion de crise envoie un mauvais signal : celui de problèmes ayant une dimension temporaire ou provisoire. Ce qui donne de facto une mauvaise lecture de ces phénomènes. Preuve que, chez Sapiens 2.0, et un peu comme au Scrabble, chaque mot compte simple, double ou triple. Qui s’attardera en effet aujourd’hui sur un article faisant référence à « la crise de la biodiversité » ? En revanche, ils seront bien plus nombreux à lire celui parlant de « l’effondrement de la biodiversité ». Quand bien même il s’agirait du même article.
Pour résumer, ces « crises » répétitives devraient toutes être remises dans leur juste contexte, et plus encore dans leurs perspectives. C’est notamment le cas en ce qui concerne le climat. Alors que le changement climatique nous promet le pire – jusqu’à même une 6e extinction de masse –, le fait que ces dérèglements ne soient perceptibles que sur des périodes prolongées et que son invocation soit aussi répétitive (et pour cause) aura eu pour effet de banaliser l’urgence. Aussi, si l’on y ajoute qu’il s’agit d’une « crise », l’ensemble s’en retrouve totalement décrédibilisé. Et ce n’est certainement ce que l’on souhaite à l’humanité !
Michel Jourdan