Sheila Bunwaree : « L’État providence est souvent utilisé comme un outil de propagande politique »

En marge de la Journée internationale de la justice sociale, qui sera célébrée le 20 février, l’universitaire Sheila Bunwaree, qui opère actuellement comme consultante internationale, passe en revue la situation de la justice sociale à Maurice. « Pour apprécier la justice sociale, il faut savoir si tout le monde est traité de façon équitable et humaine », dit-elle d’emblée. La présidente du Policy Council du MMM constate d’ailleurs qu’on a encore du chemin à parcourir pour atteindre une vraie justice sociale à Maurice. « Si on regarde autour de soi, on peut voir toutes sortes de discriminations et d’injustice, comme ces familles sans eau potable pendant plusieurs jours et arrêtées parce qu’elles manifestaient. L’absence de méritocratie, le dysfonctionnement de nos institutions, les squatters éjectés en plein confinement, les jeunes qui militent pour la protection de l’environnement et la biodiversité, et dont les voix ne sont pas entendues… Tout cela démontre les multiples injustices », observe-t-elle.

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Elle annonce également la sortie prochaine de l’ouvrage Island Sustainability and SDGs in Mauritius – COVID 19 : Opportunity or Constraint, dans lequel elle participe. Ce livre analyse l’empreinte écologique de Maurice en comparaison avec d’autres petits États insulaires, en sus de faire une lecture critique du Voluntary National Review Report sur les SDG que le gouvernement a soumis aux Nations unies en 2019.

Nous célébrerons bientôt la Journée internationale de justice sociale. Quelle est la pertinence de cet événement ?

Cette journée qui est célébrée le 20 février de chaque année donne l’occasion au monde entier de réfléchir aux injustices qui prévalent au sein de différentes sociétés, d’en prendre conscience et de se demander si les politiques mises en place aident à les combattre. Étant donné qu’il y a un lien étroit entre les droits humains et la justice sociale, cette journée nous permet de constater si ces droits sont respectés, s’il y a chances égales pour tous, et ce que font les différents Stakeholders pour éliminer toutes formes de discrimination car sans cela, la justice sociale en pâtira.

La Journée internationale de la justice sociale revêt donc une très grande importance, mais elle n’est malheureusement pas suffisamment connue à Maurice. Plus que jamais avec le Covid-19 qui nous a montré les faiblesses du modèle néolibéral et comment les écarts entre les riches et les pauvres ont augmenté, il y a lieu de réfléchir profondément à l’évolution de nos sociétés sur les risques que courent les plus démunis et sur ce que la question de justice sociale représente aujourd’hui. C’est bien de se rappeler la fameuse citation de Martin Luther King : “Injustice anywhere is a threat to justice every where.” Donc, l’injustice constitue une menace à la paix et la stabilité.

Qu’est ce qui a donné lieu à cette célébration ?
Deux grandes déclarations internationales : la déclaration de Copenhague qui émane du Sommet international des Nations unies en 1995 sur le développement social et la déclaration de l’ILO en 2008 concernant la nécessité d’une mondialisation plus juste sont à l’origine de cette célébration.
Le Sommet de Copenhague, à laquelle j’avais eu la chance de participer en tant qu’universitaire, choisie pour être membre de la délégation officielle dirigée par le ministre de la Sécurité sociale de l’époque, mettait en exergue trois grands thèmes : l’éradication de la pauvreté, la création d’emplois productifs et l’intégration sociale, tous trois liés directement à la justice sociale.
De son côté, l’Organisation internationale du Travail avait travaillé sur la façon de rendre la mondialisation plus juste et équitable. Cela avait abouti à la déclaration de 2008, que je viens de mentionner. Et finalement en 2009, les Nations unies ont décrété le 20 février Journée internationale de la justice sociale.

Vous disiez que cette journée n’est pas suffisamment connue à Maurice ?
Absolument, nous n’en parlons pas ou du moins pas assez et je me demande pourquoi, surtout si nous sommes d’accord que les droits humains sont liés à la justice sociale et que la paix et la stabilité en dépendent. Il n’y a pas de vrais débats autour de la justice sociale. Certains ont une approche très réductionniste de la justice sociale. Ils pensent que créer un peu plus de Safety Nets, augmenter les pensions, introduire le salaire minimum, venir en aide aux plus démunis feront de Maurice une société plus inclusive et juste.

Nous n’avons qu’à regarder autour de soi et les injustices sautent aux yeux – des familles sans eau potable pendant plusieurs jours ont été arrêtées parce qu’ils manifestaient, les conditions inhumaines dans certains centres de refuge après le passage du cyclone Batsirai, des familles qui pleurent leurs enfants décédés par overdose et le manque cruel de centres de désintoxication, l’absence de méritocratie, le dysfonctionnement de nos institutions, des squatters qui ont été chassés de leurs cabanes en plein confinement, des jeunes qui militent pour la protection de l’environnement et la biodiversité et dont les voix ne sont pas entendues, tout ça témoigne des multiples facettes de cette injustice.

Ce n’est peut-être pas dans l’intérêt de ceux qui profitent du modèle néolibéral du développement, de la surconsommation et de la destruction de la nature qui y va souvent avec, de vouloir discuter de la justice sociale dans toute sa complexité. Nous ne pouvons cependant nier que depuis l’indépendance en 1968, il y a eu amélioration de la qualité de vie pour une masse de gens. Mais ce n’est pas pour autant que nous pouvons parler de l’île Maurice contemporaine comme étant juste et inclusive. Elle reste fracturée et divisée en termes de classes, de races, de groupes ethniques et de genre. Les multiples injustices ne font qu’accentuer ces divisions.

Il est primordial qu’on réfléchisse à la question pour s’assurer que tout le monde a un Sense of Belonging. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas des mouvements tels que Black Lives Matter aux États-Unis ou celui mené par Amina Traore en France qu’on devrait croire que tout marche bien chez nous, loin de là. L’Affirmative Action Group, par exemple, milite pour une meilleure justice sociale, mais est-ce que nous en parlons assez ?

Est-ce que l’Etat providence ne contribue pas à améliorer la justice sociale ?
Certes, l’Etat providence a joué un rôle très important dans le contexte mauricien mais aussi longtemps que nous avons un système qui n’est pas axé sur la promotion de la dignité humaine et qui ne s’assure pas que chaque famille a un toit, que chacun mange à sa faim, que chacun a accès à l’eau potable et à un travail décent, que des familles n’en finissent pas avec les maisons en amiante, nous ne pourrons pas parler de justice sociale.
Il est malheureux de constater que l’Etat providence est souvent utilisé comme un outil de propagande politique.

Combien de fois n’entendons-nous pas les membres du gouvernement se flatter des dépenses effectuées pour financer des projets s’inscrivant dans le cadre l’Etat providence ? J’ai vu récemment à la télévision un dirigeant se flatter d’avoir dépensé des milliards pour les allocations de diverses pensions, surtout aux personnes âgées et des personnes vivant avec un handicap. Les membres du gouvernement disent « nou pe don sesi ou sela », mais cet argent, ils ne le prennent pass de leurs poches. C’est l’argent des contribuables et celui qui proviennent de nombreuses taxes imposées aux consommateurs.

Les discriminations que les autrement capables continuent à subir portent souvent atteinte à leur dignité. Nous savons comment cela se passe sur les Medical Boards, surtout par rapport au pourcentage de handicapés. C’est inacceptable que l’île Maurice qui se dit moderne et inclusive fonctionne de cette façon ! Le Disability Bill se fait toujours attendre. Quel gâchis ! De plus, l’Etat providence devient un vain mot lorsque la gouvernance et l’efficience des secteurs clés comme l’éducation, la santé qui sont gratuites ainsi que la sécurité sociale laissent beaucoup à désirer. Nous investissons gros dans ces secteurs mais les résultats restent déplorables, avec tous ceux au bas de l’échelle souffrant le plus.

Donc, il y a encore du chemin à faire en matière de justice sociale ?
Il y a certainement encore beaucoup à faire. La pandémie a rendu la situation encore plus difficile. Il y a une détresse humaine grandissante à travers le monde et à Maurice aussi.
Nous sommes témoins chaque jour, à travers les médias évidemment, de la souffrance des travailleurs étrangers par exemple. Ils doivent se battre sans relâche pour la reconnaissance de leurs droits. Nous voyons aussi comment ceux qui n’ont pas accès aux nouvelles technologies sont désavantagés. Tout le monde ne vit pas la New Normal de la même manière. Certains peuvent continuer à travailler de chez eux à travers des plateformes digitales pendant que d’autres, surtout ceux qui sont dans le secteur informel et qui souvent gagnent leur vie sur la rue, restent exposés à plusieurs risques. Pour apprécier la justice sociale, il faut savoir si tout le monde est traité d’une façon équitable et humaine.

Nous ne pourrions avoir de justice sociale aussi longtemps qu’il y existe une injustice économique, qu’il y a une concentration de la richesse entre les mains d’une petite poignée de personnes. L’économie mauricienne pèche par l’absence d’une vraie démocratisation. Il suffit de passer en revue secteur par secteur, notamment les petits planteurs, les petits entrepreneurs, les artistes, les pêcheurs, les cadres, les gens de maison et tant d’autres pour comprendre les diverses inégalités qui existent. Il y a des injustices flagrantes dans le pays mais certains refusent de les voir. D’ailleurs le coefficient Gini nous montre clairement que les inégalités ont augmenté ces dernières années, et cela avant même le Covid-19.
La justice sociale dépend d’autres formes de justice aussi.

Il faudra tenir compte de la justice linguistique, de la Curriculum Justice, de la Gender Justice, de la justice environnementale, la justice climatique. Et je dirais même de la justice électorale – pas seulement parce que c’est dans l’air du temps mais parce qu’il existe effectivement un lien entre ces deux. Tout cela porte sur un grand débat sociopolitique, que j’espère on aura l’occasion de débattre dans un proche avenir.

Quel lien y a-t-il entre tout cela et la justice sociale ?
Commençons par la justice économique. Il n’y aura pas de justice sociale si la richesse reste concentrée comme je viens de dire, s’il y a trop de monopoles et lobbies et pas suffisamment de compétition saine, si certains continuent à surexploiter les travailleurs pour produire et consommer, si le régime fiscal continue à favoriser les Big Captains de l’industrie. Comment parler de justice sociale si les gros entrepreneurs – souvent les copains de ceux au pouvoir, continuent à être privilégiés ? Le déboursement des fonds de la Mauritius Investment Corporation, par exemple, en dit beaucoup.

S’agissant de la chose éducative et de la Curriculum Justice, il faut savoir que l’introduction de la scolarité gratuite en 1976 a permis de constituer un pool de capital humain, incluant les femmes et les filles qui ont énormément contribué à la première vague de développement que Maurice a connu à travers la zone franche. Sortir de la canne à sucre pour entrer dans les usines représentait une forme de mobilité sociale pour certains, mais une nouvelle forme d’exploitation pour d’autres.

En regardant le gaspillage humain qu’entraîne l’école mauricienne, avec environ 35 à 40% de nos jeunes qui terminent le primaire sans savoir lire et écrire, comment parler de justice sociale ?  L’école reste dominée par des examens et un bourrage de crâne, elle étouffe les talents et les intelligences multiples de nos enfants. Elle impose un Curriculum qui ne sied pas à l’épanouissement de nos enfants. L’absence d’un Curriculum alternatif avec la possibilité d’un plus grand choix de matières, basées sur des réalités et cultures locales, demeure un gros problème. Nous avons un système très élitiste qui perdure, un manque d’équité au niveau du Curriculum, et donc très peu de possibilité pour une vraie justice sociale.

Par ailleurs, le Hidden Curriculum et d’autres formes de discrimination jouent aussi sur le jeune. J’ai pu voir de près la situation, dans le cadre de la Commission Vérité et Justice dans laquelle j’avais la charge du dossier de l’éducation. Avec d’autres collègues, on cherchait à comprendre comment l’éducation pouvait être un outil de réparation pour les jeunes de descendants esclaves. La parole donnée aux jeunes adolescents et aux enseignants, surtout des classes prévoc, nous a montré à quel point les stéréotypes et des discriminations, parfois subtiles, persistent. Tout cela tend vers la marginalisation de tout un segment de la population.

Plus récemment, le Covid-19 a braqué le projecteur sur le Digital Divide et nous avons vu comment les enfants de la classe possédante sont privilégiés pendant que les autres n’ont même pas pu accéder aux cours en ligne parce qu’ils n’ont pas d’ordinateur.
Nous pouvons continuer à parler et montrer la relation entre la justice sociale et les autres formes d‘injustice, dont je vous ai parlé, mais il est peut-être plus important de comprendre que la justice sociale reste très complexe et est transcendante. Il faut que tous, nous dénoncions toute forme d’injustice et œuvrions pour plus d’égalité dans toutes les sphères afin que tout le monde puisse respirer. La société mauricienne est devenue beaucoup trop étouffante et nous courons le risque d’une révolte, d’une explosion sociale.

Comment donc réparer les injustices sociales constatées en vue d’introduire une vraie justice sociale ?
Réparer les injustices sociales demande que nous revoyions d’abord notre modèle de développement. Nous avons besoin d’un nouveau paradigme où tous les droits humains et les droits de la Nature sont respectés. Et il faut s’assurer que l’interface entre le social, l’économie et l’environnement est prise en compte dans la Policy Making.
C’est vrai que tous les politiciens disent qu’il faut mettre l’humain au centre du développement.

Ils ont bien maîtrisé ce discours mais échouent lamentablement dans la pratique. Il faut que les Policies soient inspirées par une Whole of Society Approach et que nous cessons de regarder les choses en silos, c’est-à-dire en isolement. Si nous ne changeons pas notre approche, nous continuerons à avoir des laissés-pour-compte et de nouveaux types d’exclusion. Un nouveau paradigme est absolument nécessaire pour adresser les divers types d’injustice.

Nous devons aussi revoir profondément notre Constitution et consolider notre démocratie. Il faut avoir des femmes et des hommes à la tête du pays qui comprennent cela et qui ont un sens d’éthique, les compétences et les qualités nécessaires pour mettre en œuvre un nouveau projet de société – un projet qui puisse répondre aux attentes et aspirations de tous les citoyens de la République.

Les nouveaux partis politiques qui émergent évoquent tous la nécessité d’un nouveau projet de société. Est-ce que c’est prometteur pour la justice sociale ?
Reconstruire notre société est une priorité. Tous ceux qui évoquent la nécessité d’un nouveau projet de société ont parfaitement raison. Après plus de 50 ans d’indépendance et avec des défis multiples à l’horizon, nous n’avons pas d’autre choix que de nous réinventer. Plus que jamais avec le Covid-19 qui a mis en exergue plusieurs types d’inégalités et formes de pauvreté et avec le glissement vers l’autoritarisme que nous observons, il nous faut un nouveau projet de société empreint d’une idéologie humaniste. C’est qu’à travers cette dernière que nous pourrions avoir plus de justice sociale.

Ce n’est pas très difficile de créer un projet de société sur le papier mais s’assurer de la participation du citoyen lambda dans la création de ce projet et son application reste souvent le plus difficile.

Parlez-nous du livre que vous vous apprêtez à publier ?
D’abord, permettez-moi de vous dire que je suis un des auteurs principaux, mais pas le seul auteur du livre. Avec trois autres collègues, nous avons travaillé selon une perspective interdisciplinaire. Le livre, intitulé Island Sustainability and SDG in Mauritius – Covid-19 : Opportunity or Constraint, se décline en dix chapitres incluant l’introduction et la conclusion. L’introduction est très peu conventionnelle car elle s’appuie sur la voix de plusieurs grands penseurs et chercheurs pour démontrer qu’on ne peut plus continuer avec le modèle néolibéral qu’on a connu depuis des décennies.

On analyse aussi l’Ecological Footprint de Maurice en comparaison avec d’autres petits Etats insulaires tout en s’engageant dans une lecture critique du Voluntary National Review Report sur les SDG que le gouvernement a soumis aux Nations unies en 2019. Les divers défis par rapport aux différents SDG et les incohérences qui existent au niveau de la Policy Making sont aussi abordés. Les données nous montrent clairement que l’absence d’une approche holistique et systémique est souvent responsable de cette situation.

Nous nous sommes penchés aussi sur les effets néfastes du Covid-19 par rapport aux SDG et discutons de l’urgence d’une réinvention de l’économie mauricienne. Une analyse des deux derniers programmes gouvernementaux et des deux derniers budgets a aussi été entreprise par rapport à la Sustainability et au Sustainable Development, avec le but de questionner leur potentiel pour ce qui est de donner une nouvelle direction au pays, tant nécessaire pour qu’il puisse Build Back Better et Leave no one behind”, selon l’Agenda 2030 des Nations unies.

Le livre nous parle du risque de l’effondrement de l’économie, vu l’endettement massif que nous subissons dans le cadre d’autres Macro Economic Fundamentals qui sont au rouge. Les deux derniers chapitres nous montrent la nécessité d’éviter une Growth Obsession et pourquoi Maurice n’arrive pas à réconcilier l’environnement et le développement. Nous proposons une remise en cause de la Mainstream Economic Thinking” et nous nous appuyons sur les travaux de Kate Raworth et son Doughnut Economic Model, du Rights and Capability Framework d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum et de la Care Economy de Jayathi Ghosh et Diane Elson, pour l’adoption d’un nouveau paradigme.

Le modèle que nous proposons dans le bouquin a justement pour but la sauvegarde du bien commun et le bien-être de chaque individu. Tout ça peut résulter, bien sûr, en plus de justice sociale et de respect des droits humains. Dans la conclusion, on fait aussi des recommandations plus spécifiques par rapport à une gouvernance éthique, à l’économie et l’environnement. Mais je ne vous dirai pas plus, mais vous invite plutôt au lancement dans quelques semaines.

Prévoyez-vous une manifestation en marge de la célébration de le Journée internationale de la justice sociale ?
Nous avons discuté au sein de l’Ong Peoples Voices Network que je préside et nous comptons organiser plusieurs tables rondes au fil de l’année, touchant à divers aspects de la gouvernance, du développement et de la justice sociale. Vu que nous éprouvons des difficultés à trouver une salle, on a repoussé le forum-débat qu’on prévoyait sur la thématique “Diversité, parité et gouvernance’’ dans le cadre d’une réflexion sur la “gender justice” en rapport avec la justice sociale justement. Ce n’est que partie remise.

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