La mémoire est une chose étrange. Bon nombre d’événements se perdent dans les méandres du temps. Par miracle, quelquefois, certains faits émergent comme des rêves et flottent dans le conscient. Des images incolores et insonores, presque impalpables ! Il faut les fixer vite avant qu’elles ne s’effacent à tout jamais !
L’autre soir, cinquante-trois ans après avoir quitté mon île natale pour ces quelques arpents de neige dont parlait Voltaire, pendant que les gros flocons de neige virevoltaient dans le vent et couvraient tous les alentours d’un manteau d’Hermine, une envie très forte d’être reconforté m’avait poussé à me délecter d’une chaude tasse d’Ovaltine. En la préparant, un déclic se fit, qui balaya le paysage nordique et la froidure. Subitement, les bractées roses des bougainvillées, les armoiries de feu des flamboyants, les imposants bâtiments du Plaza inaugurés le 27 mai 1933, la galerie Max Boullé et la caserne des pompiers apparurent ainsi que le bol d’Ovaltine que mon ami Serge Constantin m’offrait toujours lors de mes visites.
J’avais sans doute rencontré Serge à la Galerie Max Boullé à Rose Hill, lors d’une de nos expositions photographiques. Tout en étant impressionné par sa simplicité, sa nonchalance vestimentaire et son regard intense, je partageais sa passion pour la lumière et les couleurs.
Légèrement essoufflé après avoir gravi les escaliers qui menaient à son grenier du Plaza, je fus recompensé à la vue de ces trésors qui constituaient son atelier. On pouvait y trouver, accrochés pêle-mêle sur des chevalets ou des étagères, des œuvres en devenir, des esquisses de la rade de Port Louis pleines de couleurs, des estampes et des aquarelles d’animaux, de fleurs, de nus et de paysages, ainsi que des gravures sur bois ou sur métaux.
Durant notre conversation, pendant que je sirotais le contenu de mon bol d’Ovaltine, il me parla de son séjour, durant la deuxième guerre mondiale, au sein de l’East Africa Forces de l’armée britannique en tant qu’artilleur à la batterie de la Pointe-du-Diable. Il remémora aussi sa participation à une exposition collective à l’Hôtel de Ville de Curepipe en 1947 avec Hervé et Lucien Masson. Il me raconta ensuite qu’il avait étudié au Central School of Arts and Crafts grâce à une bourse octroyée par le British Council, au début des années 1950, un an après qu’il eut signé son premier décor en tant que scénographe au théâtre du Plaza. À Londres, vivement intéressé par les œuvres des grands artistes des musées avoisinants, il profita des pauses-repas pour les visiter.
Un jour, je lui montrais mes bouquins sur les estampes de Katsushiko Hokusai et de Utagawa Hiroshige. Il les aimait beaucoup. Il aimait surtout l’estampe intitulé « La grande Vague de Kanawaga – images d’un monde éphémère et flottant » : Katsushiko Hokusai avait saisi l’instant où la vague gigantesque menacait d’engloutir les fragiles embarcations. Serge aimait aussi « Les 53 stations du Tokaido » de Utagawa Hiroshige, le Tokaido étant la route impériale reliant Edo à Kyoto.
Serge était génereux de nature. Il avait proposé de m’initier aux estampes faites à partir de la gravure sur bois, le don de soi étant très naturel chez lui. Mais, je n’ai pu, malheureusement, commencer cet apprentissage; les préparatifs de voyage bouleversaient tous mes plans.
Une autre fois, je lui montrais aussi des illustrations des œuvres de mon oncle Lin Fengmian. Il avait tout de suite pensé que ce dernier avait une tendance post-impressionniste et qu’il avait un faible pour Amedeo Modigliani. « Il a su marier l’art traditionnel chinois avec l’art moderne occidental d’une façon magistrale », me dit-il. Et, il poursuivit en disant : « Des fois, il y a comme une certaine tristesse qui émane de certaines toiles ! » « En effet ! » dis-je. Et je lui racontais l’histoire que Lin Fengmian avait perdu sa mère à l’âge de six ans et que ça l’avait profondément marqué ! Puis j’ajoutais : « Nous pensons tous que ses Madonnes symbolisent en réalité sa quête de la mère qui lui a manqué ».
Au début des années 1970, quelques mois avant que je quitte Maurice pour le Canada, j’ai eu l’occasion de collaborer avec Serge sur une affiche faisant la promotion d’une pièce de théâtre ambulante. La troupe, sous la direction de Serge Kimmoun de l’ambassade française, donnait des représentations dans des villes différentes. Ma participation était infime, très humble même, mais ce fut un plaisir et un honneur de travailler avec un si grand artiste.
En octobre 1998, quand Serge nous quitta, j’étais au Canada, à des milliers de kilomètres de Maurice. Mon grand regret est celui de ne pas avoir dit un dernier adieu à ce grand artiste, qui avait aussi œuvré comme scénographe, pendant un demi-siècle, au théâtre du Plaza. La dernière image, incrustée dans ma mémoire, est celle de Serge et Christiane traversant l’enceinte du Plaza pour aller prendre l’autobus qui les ramenera à leur demeure.
Philip Lim