Reynolds MICHEL
De la Réunion
Sarala Devi Chaudhurani (1872 – 1945) est une militante féministe indienne anticolonialiste, reconnue comme éducatrice et combattante de la liberté du Bengale et du Penjab. Impliquée dans le mouvement de renaissance du Bengale et favorable à l’indépendance de l’Inde alors sous l’occupation britannique (1757 à 1947), elle s’investit dès la fin de ses études universitaires dans le domaine culturel et artistique avec sa mère, sœur aînée du poète Rabindranath Tagore (Prix Nobel de littérature en 1913). Et, très tôt, dans la défense des droits des femmes (droit à l’éducation et à l’émancipation économique…) et dans la politique active comme une ardente nationaliste.
Sarala Devi est entrée en politique en écrivant et composant des chansons pour le parti du Congrès (Congrès national indien, fondé en 1885). C’est dans ce cadre, alors qu’elle dirigeait et jouait une chanson qu’elle avait écrite et composée, qu’elle rencontre pour la première fois en 1901 le Mahatma Gandhi. C’est le point de départ d’une grande et profonde amitié entre eux. Sarala a toujours soutenu Gandhi tout au long de sa carrière politique, tout en poursuivant sa propre voie de femme indépendante, forte et déterminée. Elle est restée fidèle au parti du Congrès jusqu’à sa mort le 18 août 1945, deux ans seulement avant l’indépendance de l’Inde.
Milieu familial et premières activités
Sarala Devi Chaudhurani est née le 9 septembre 1872 à Jorasanko, la demeure familiale des Tagore (Thakur) et haut lieu de la vie culturelle de la cité, au nord de Kolkata (Calcutta). Elle a grandi dans une famille d’intellectuels aisée, engagée en politique. Sa mère, Swarnakumari Devi (1855/56-1932), fille du philosophe Debendranath Tagore et sœur aînée de Rabindranath Tagore, est une écrivaine, poétesse, romancière, musicienne et éditrice engagée dans la vie culturelle et politique du Bengale. Son père, Janakinath Ghosal, est l’un des premiers secrétaires du Congrès du Bengale, alors creuset de pensées et d’idées révolutionnaires. La famille est adepte du Brahmo Samaj, un mouvement spirituel, fondé par le réformateur bengali Râm Mohan Roy (1772-1883), qui fait appel aux valeurs profondes de l’hindouisme.
Sarala Devi Ghosal a grandi en faisant ses études dans un contexte où l’Inde est sous l’occupation britannique, et, qui plus est, dans une période où le pouvoir colonial britannique cherche à consolider son emprise sur le Bengale et le reste de l’Inde. Mais également, dans une période où le Bengale est en pleine renaissance depuis le milieu du XIXe siècle, une renaissance culturelle et artistique corrélée à un mouvement indépendantiste naissant. La révolte des Cipayes en 1857, dans laquelle s’est notamment illustrée la reine indienne Lakshmi Bai, l’héroïne mahratte, a marqué un tournant dans l’histoire de la colonisation britannique de l’Inde.
En 1890, Sarala reçoit un diplôme en littérature anglaise au Bethune College, premier collège académique pour femmes affilié à l’université de Kolkata. Brillante élève, elle reçoit la Padmavati Gold Medal de la meilleure étudiante. Elle est une des rares femmes diplômées de son époque, car il était encore tabou pour elles d’entreprendre des études en Inde. À côté de ses connaissances en littérature anglaise, Sarala connaît également le persan, le français, le sanskrit, et s’intéresse à la poésie et à la musique. On la retrouve à la fin de ses études dans le sud de l’Inde, dans l’État de Mysore, comme enseignante dans une école pour filles. De retour à Kolkata, elle collabore au mensuel littéraire bengali, Bharati, créé et édité par ses oncles et où sa mère est rédactrice en chef. Elle travaille avec sa mère et sa sœur aînée Hironmoyee, puis seule de 1899 à 1907.
Engagement journalistique
et participation à la lutte pour la liberté
Comme rédactrice en chef de la revue Bharati, elle diffuse et infuse ses idées patriotiques et culturelles émancipatrices, à travers des articles, sa poésie et ses chansons patriotiques. Elle noue des contacts avec les jeunes révolutionnaires bengalis – mouvement coexistant avec celui de la non-violence – rejoint leur mouvement pour en devenir rapidement la dirigeante. Elle fonde des gymnasiums et clubs de culture physique et anime des groupes de jeunes. Les chansons qu’elle compose et chante ont joué un rôle clé dans la lutte pour la liberté.
Nous avons parlé de sa rencontre avec Gandhi en 1901. En 1904, elle lance un magasin destiné à promouvoir l’artisanat féminin de Kolkata. L’année suivante, à l’âge de 33 ans – bien plus tard que l’âge du mariage des femmes de l’époque – Sarala Devi épouse le journaliste et avocat nationaliste, Rambhui Dutt Chaudhurani, membre du Congrès national indien et adepte de l’Arya Samaj. Installée au Punjab après son mariage, elle continue à diffuser ses idées nationalistes avec son mari, en éditant un hebdomadaire en ourdou, Hindusthan – par la suite une édition anglaise du journal –, tout en maintenant ses liens avec la société révolutionnaire bengalie fondée en 1900. Le couple aura un fils nommé Dipak.
Peu de temps après, elle fonde le Bharat Street Mahamandal (All India Women’s organization), une organisation ayant pour objectif l’éducation et la formation professionnelle des femmes, sans considération de classe, de caste et de religion. Une première pour l’époque ! Elle parcourt tout le Pendjab pour ouvrir des branches de Bharat Street Mahamandal : à Lahore (qui fait alors partie de l’Inde non partitionnée), Allahabad, Delhi, Karachi, Amritsar, Hyderabad, Kanpur, Bankura, Hazaribagh, Midnapu et Kolkata. Elle est également la fondatrice d’une maison pour les veuves, Widhwa Shilpashram, en vue de les aider à devenir autonomes. Le droit de vote pour les femmes est également un de ses objectifs. En 1918, lors de la session du Congrès national indien, divisé entre modérés et radicaux, elle propose la résolution en faveur du vote des femmes, tout en affirmant dans son discours le droit pour les femmes à choisir de manière autonome leur destin.
Dans les années 1900 la résistance contre les Britanniques, notamment au Bengale, ne faiblit pas, accrue avec le projet de partition du Bengale par Lord Curzon, gouverneur général des Indes, en juillet 1905, et ensuite plus gravement par les Rowlatt Act (une série de lois promulguées en février-mars 1919). Des lois sont introduites pendant la guerre (1914-1918) restreignant les libertés fondamentales et permettant d’emprisonner arbitrairement (sans procès) d’éventuels agitateurs pour activités subversives. La promulgation de ces lois suscite la colère des nationalistes, et de Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948), de retour au pays depuis le 9 janvier 1915. Des manifestations éclatent dans tout le pays, plus particulièrement au Punjab, à Amritsar où la journée du 13 avril 1919 se termine sur un massacre : l’armée anglaise n’a pas hésité à ouvrir le feu sur une foule pacifiquement rassemblée. On dénombra plusieurs centaines de morts (379 morts « officiels »).
Sarala Devi Chaudhurani est montée à plusieurs reprises au créneau, critiquant vertement le gouvernement dans l’Hindoustan, après ces diverses lois et le massacre d’Amritsar. Son mari, Rambhui Dutt Chaudhurani, qui participe activement à la lutte, est arrêté, et les éditions anglaise et ourdoue de l’Hindoustan interdites. L’arrestation de Sarala était prévue, mais les britanniques n’ont pas osé en prendre le risque. En signe de protestation, Rabindranath Tagore renvoie son titre de chevalier (knight).
Gandhi – qui fréquente la famille Chaudhurani à cette période – écrira après la libération de Rambhui : « Là où j’avais vu auparavant une femme séparée de son mari… l’image d’une lionne, j’ai vu aujourd’hui un couple heureux… J’ai vu une nouvelle lueur sur le visage de Smt Sarladevi ». Impliquée depuis le début (1905) dans le mouvement Swadeshi – le boycottage des biens étrangers et la promotion et la production des biens et institutions indigènes) – Sarala s’engage plus que jamais dans le mouvement aux côtés de Gandhi, ainsi que dans le mouvement de non-coopération, mais sans couper les liens avec les autres forces indépendantistes. Elle est la première femme à porter le sari Khadi (cotonnade brute tissée à la main). Gandhi l’a appelée la « Shakti » de l’Inde.
À la mort de son époux en 1923, Sarala retourne vivre à Kolkata auprès de sa famille, tout en continuant à militer pour l’éducation et la cause des femmes. De 1924 à 1926, elle reprend le travail d’édition de la revue Bharati. En 1930, elle fonde la Barat Stree Shiksar Sadan, une école pour filles à Kolkata. En 1935, elle se retire de la vie publique en se tournant vers la spiritualité et en écrivant sa biographie, Les feuilles éparses de ma vie/Jiboner Jhora Pata. Elle meurt le 18 août 1945 après une vie consacrée à l’émancipation des femmes et à l’indépendance de l’Inde.
Source : Nupur Chaudhuri, Femmes indiennes entre nationalisme et féminisme, des années 1880 à 1947, In Clio 33/2011