ROWIN NARRAIDOO
L’histoire politique de la république de Maurice, surtout à l’arrivée du Mouvement Militant Mauricien (MMM) sur la scène en 1969, a certes bouleversé le paysage politique traditionnel, une année après son accession à l’indépendance. L’histoire de l’arrivée de la gauche fut jalonnée de chants et de « sante angaze ».
Nous aborderons et soulignerons, ici, sans être exhaustifs, l’immense contribution des pionniers de la chanson politique protestataire qui ont révolutionné la scène musicale mauricienne. Après la scission du MMM et la création de l’extrême gauche, MMMSP, nous assistions à la création du « Grup Kiltirel Soley Ruz ». Objectif : valoriser la langue kreol et conscientiser le peuple à travers des chansons engagées.
Dev Virahsawmy, Jooneed Jeeroburkhan et autres se mirent au travail. Ainsi, se leva une nouvelle aube pour la création artistique. « Montagn Bertlo », paroles signées camarade Jooneed Jeeroburkhan, mises en musique et chantées par Ram Joganah. Micheline Virahsawmy chantera : « Garson premie lo, tifi deziem lo », écrit avec verve par camarade Dev.
Bam Cuttayen, Micheline Virahsawmy, les frères Joganah, Menwar, Rosemay Nelson et tant d’autres deviendront, avec le temps, des stars de la chanson engagée. Aujourd’hui, ils sont des figures emblématiques ou même symboliques de la chanson engagée. La liberté de la culture fut un élément fondamental de leur résistance, notamment la lutte pour la reconnaissance du kreol morisien comme langue à part entière. Il faut le dire, la chanson engagée vise principalement à défendre un point de vue, à faire valoir une position critique par rapport à une réalité du monde.
Bam Cuttayen abordera la question Chagos dans une de ses « sante angaze » : « Diego ». Chanson de protestation ou « sante angaze » est aussi un moyen de protester contre l’oppression politique et sociale ainsi que la répression. Des lois répressives furent votées au parlement, IRA et POA par le gouvernement de coalition SSR/Duval.
Prolifération des Grup Kiltirel
Dans les années 1970, on assista à une prolifération des « Grup Kiltirel » : Grup Kiltirel Morisien, Grup Kiltirel IDP, Grup Kiltirel Soley Ruz, Grup Kiltirel MMMSP, etc. Nous avons découvert des voix comme Menwar, Odile Chevreau, Gaëtan Abel, Marcel Poinen, Siven Chinien, Rama Poonoosamy, etc.
Ces groupes utilisaient et faisaient un mélange harmonieux des instruments : guitare, flûte, cithare, tabla, dolok, harmonium, ravanne et maravanne. Cette volonté de mélange reflète la riche diversité culturelle de l’ile Maurice.
Dans les années 80, nous découvrîmes le Grup Kiltirel Rose-Belle sous la direction de Mario Hennequin. Avouons-le, malgré un éventail de choix sur la scène musicale, le Grup Kiltirel Morisien et le Grup Kiltirel Rose-Belle apportaient beaucoup de fraîcheur et de recherches artistiques ; en particulier, les textes poétiques du chansonnier Mario Hennequin et de son frère. C’est vraiment un drame artistique qu’il n’y ait aucune référence discographique enregistrée de ce groupe pour que la jeune génération puisse s’inspirer.
Nous avons un rôle à jouer pour la transmission des valeurs artistiques. Aujourd’hui, « Lasours » de Dev Virahsawmy et « Krapo kriyé » de Nitish Joganah sont devenus de véritables monuments culturels. Chanter pour contester oui, mais aussi pour conscientiser un peuple culturellement néocolonisé à outrance.
Après son expulsion du MMMSP, Bam Cuttayen se démarquait des autres par son engagement vers la chanson dite politique et ouvrière. Sa touche poétique donnait à la chanson engagée ses lettres de noblesse.
Par ailleurs, comme me l’a signalé l’anthropologue Daniella Bastien, certains textes de Dev Virahsawmy et de Bam Cuttayen ont été choisis par le département du MIE (responsable de la préparation des manuels scolaires du cycle secondaire).
Volonté de conservation
Philippe De Magnée a abattu un travail colossal et très professionnel avec la création du site « Filou Moris » conservant les enregistrements et la richesse discographique de la chanson créole de l’océan indien.
Quand une chanson est engagée, il est possible de cibler des éléments constitutifs d’un texte argumentatif, principalement une thèse et des arguments. La chanson engagée pointe de façon critique une réalité du monde ou souhaite voir le changement. C’est pourquoi je dirai que Tifrer ou Alphonse Ravaton et même Serge Lebrasse furent, eux aussi, des chanteurs engagés à leur époque avec un style musical totalement différent. Tifrer évoquait à sa façon la démission des responsabilités d’une mère de famille : « Akot to mama finn ale, mama finn al laboutik, laboutik sime kordegard ».
Dans l’océan Indien, on découvre l’engagement politique de Gilbert Pounia, Danyel Waro, Zanmari Baré avec une recherche musicale salutaire. Et ce, grâce au soutien d’un éminent poète/parolier, en l’occurrence Axel Gauvin, qui milite sans relâche pour la reconnaissance de la langue Kreol Réunionnais.
Les influences culturelles
Danyel Waro, lui, qui range rarement son « kayamb », a eu l’audace d’introduire le « thappu » un vieil instrument issu du tamil Nadu), rejoint Siven Chinien avec son éloignement des instruments traditionnels du séga, insista sur l’harmonium et le tabla, et imposa la mélodie orientale. Prenez le temps d’être à l’écoute de : « 1937 ou Ratsitatann. »
En Afrique australe, Myriam Makeba revendiquait à travers ses chansons le droit de vivre des noirs au temps de l’apartheid. Tiken Jah Fakoly en 2000 lance son cri d’alarme : « Y en a marre ».
En Amérique latine, précisément au Chili du General Pinochet, autre dictateur mis au pouvoir par la CIA, donna naissance aux chanteurs engagés tels Victor Jara, Ana Tijoux, qui utilisaient l’art comme un outil politique. Bam Cuttayen rendit un vibrant hommage après l’assassinat de Victor Jara par l’entremise d’une belle chanson.
Au temps de la Grande Révolution culturelle en Chine menée par Mao Tse Toung, des chorales émergeaient pour chanter des œuvres de propagande.
Dans les années 90, arrive un jeune homme à l’allure rasta, surnommé Kaya. Sa troupe Racinetatane et lui introduisirent sur la scène musicale créole, le seggae. Kaya s’associait à la culture rastafari, autre culture marginalisée et stigmatisée, et développa lui aussi un style propre à lui. Ecoutons : « Rasinn pe brile », « Ki to ete ». Il dénonça « ce Babylone » hyper matérialiste qu’est devenu son pays.
Dans cette même foulée, il rejoint Bob Marley avec ses mélodies revendicatives, toujours en quête d’un monde plus humain et vert.
Animées d’une originalité de créativité mélodique alliée à des textes très percutants, les deux stars sont parvenues à conquérir toute une génération dans leurs pays respectifs. L’autre est aujourd’hui devenu une référence musicale mondiale. Ici, chez nous, Kaya a laissé « Sant lamour ».
Même si ses chansons n’ont jamais connu la censure, sa mort en prison reste douteuse.
Posons-nous la grande question : les chansons engagées furent-elles embarrassantes ? Les « sante angaze » menaçaient-elles l’ordre établi ?
Les autorités d’alors ne furent pas du tout inquiètes et n’ont pas censuré des chansons engagées. A mon avis, non, jamais. Mais l’unique radio nationale, la MBC, interdisait la diffusion sur ses antennes des chansons avec des contenus grossiers et blasphématoires. La chanson créole « trap mo go » de Coulouce fut censurée.
Ailleurs, aussi, en France particulièrement, Georges Brassens et Boris Vian osaient remettre en question l’ordre établi. Leurs chansons furent censurées. « La Gorille » de Brassens, qui traite de la peine de mort, a été interdite de diffusion.
Pseudo-gauche
Certains partis politiques « malelve », qui se proclament de « gauche », s’approprient et utilisent souvent des refrains de chansons engagées, comme « solda lalit militan » de Siven Chinien. Sans aucun respect pour l’auteur, sans avertir la MASA, ils vident l’essentiel même de la chanson, pour ne pas dire la « prostitue » sans avis de l’auteur ou de ses ayants droit. Qu’est-ce qui anime les congrès ou autres meetings à l’entrée, en pétarades, des leaders politiques ? En tout cas, cela fait partie de notre folklore politique mauricien.
Recherche universitaire
À regretter : aucun inventaire sérieux pour la conservation du patrimoine musical mauricien ? N’est-ce pas le devoir de l’État ? Aucun universitaire (?) n’a jusqu’ici effectué une étude sérieuse et approfondie sur l’impact sociologique et politique des « sante angaze » dans la vie républicaine et citoyenne de l’ile Maurice… Peut-être qu’une thèse déjà effectuée dort dans un tiroir quelque part…
Volonté politique et devoir de l’État
Revendiquons un ségatorium qui pourra certainement abriter un musée, des thèses universitaires et recherches, l’histoire et le cheminement de la chanson créole engagée ou pas, l’évolution des costumes de séga, etc. Il n’y a aucune biographie existante sur les pionniers de la chanson engagée. Il suffit de restaurer et déplacer l’actuel « delivery parcel » de la poste, qui fut le bagne (prison d’État).
Notre aéroport est dépourvu d’un kiosque pouvant accueillir des CD, disques, ou livres consacrés entièrement aux auteurs/compositeurs des chansons créoles. La volonté politique doit se mettre de la partie.