RUBRIQUE DU SUD | L’Éthique, N0.1 Gériatrie & Dilemme des Infirmières (Corée du Sud) : « Si vous ne supportez pas la chaleur, sortez de la cuisine… »

Dr JIMMY HARMON

- Publicité -

La rubrique « Penseurs du Sud », démarrée en 2021, vise à mieux faire connaître l’héritage intellectuel de ces hommes et femmes qui ont pensé le monde à partir de leur monde. Nous avons présenté jusqu’ici quatorze figures, clôturant avec « Dev Virahsawmy (1942-2023) : Quand le linguiste apporta du « Kreol Enlightenment » (29 décembre 2023).  Dans le premier numéro de la rubrique « Samir Amine : Baobab de la pensée » (14 septembre 2021) nous disions que ce qui fait la particularité de la pensée du Sud (Afrique, Asie et L’Amérique Latine) c’est qu’elle se distingue de la pensée « euro-centriste ». En effet, nous devons la vulgarisation de ce terme « euro-centriste » à Samir Amin pour sa publication « L’eurocentrisme, critique d’une idéologie » (Ed.Anthropos, 1988).

Nous reprenons cette rubrique en 2024 en reformulant son intitulé en « Rubrique du Sud » au lieu de « Penseurs du Sud ». Cependant, nous maintenons toujours l’intérêt pour cette perspective « Sud » des choses. Nous prendrons la thématique de « l’éthique » sous plusieurs angles. Le mot « éthique » est très utilisé avec le progrès de la technologie, la médecine et la gouvernance. On dénombre autour de quarante-huit Etats (25 du Nord et 23 du Sud) qui ont mis sur pied dans leur pays respectif un Comité d’Éthique National pour des questions de bioéthique, les recherches médicales et la vaccination contre le COVID-19, entre autres. Pour ce premier numéro, nous essaierons de baliser le champ de l’éthique et nous nous pencherons sur un case study dans le domaine de la gériatrie avec des infirmières en Corée du Sud. Cette étude a été publiée en 2020 dans International Journal of Environmental Research and Public Health.

Éthique à Nicomaque…C’est l’Ethique à Nous

Le mot « éthique » vient du grec « êthos » qui signifie « mœurs, coutume, manière de vivre ou habitude ». En philosophie, elle est cette branche qui s’intéresse à l’ensemble des principes moraux qui sont à la base de la conduite d’un individu. Le sujet est assez ardu et même le débat sur l’éthique entre philosophes est très éthéré. Mais il y a un effort de part et d’autre de le rendre accessible à tous. Cependant, l’étude de base se trouve dans l’ouvrage Ethique à Nicomaque par Aristote (384-322 av. J.C), philosophe grec de l’Antiquité. Ses ouvrages ont posé les bases de la logique, de la philosophie et de la théorie occidentale. Il est l’un des penseurs les plus influents que le monde occidental ait connu. On dit que Ethique à Nicomaque est probablement dédié à son père ou son fils car les deux portent le nom Nicomaque. C’est un traité sur le « bien souverain » ou le bonheur. Le philosophe aborde la question – comment atteindre ce bonheur ? Comment doit-on faire ? Quelle devrait être notre conduite ? Il faut acquérir certaines vertus. Cela s’acquiert et s’entretient dans le temps et l’exercice. Elle n’est pas une disposition naturelle de l’homme. C’est ici le sens même du mot « éthique », c’est-à-dire, le caractère habituel qui est le fondement de l’action humaine. On pourrait dire que l’ouvrage Ethique à Nicomaque est au fait une éthique adressée à nous.

L’éthique interroge la morale alors que la morale ne questionne pas. C’est lorsque chacun s’interroge sur sa conscience et ses références en fonction des situations dans la vie. Est-ce bien ou mal ? Est-ce que ce qui est bon est forcément bien ? Toute nouvelle situation à laquelle nous sommes confrontés nous amène alors à faire un choix éthique. Donc, l’éthique est l’exercice de sa liberté, et assumer par la suite la responsabilité de ce choix. Elle est surtout le respect de l’autre.

À cet égard, Bernard Williams (1929-2003), philosophe britannique, a marqué profondément le terrain de la réflexion morale ou éthique de la seconde moitié du vingtième siècle. Critiquant autant les approches déontologiques du philosophe Emmanuel Kant que les points de vue utilitaristes, il propose une distinction fort pertinente entre l’« éthique » et la « moralité », qui constitueraient deux courants différents de la philosophie morale. L’éthique est la réponse à la question générale suivante : « Comment devrait-on vivre? » en suivant des principes tout en faisant preuve de réflexion et d’autodiscipline. La moralité, en revanche, a pour Williams une conception beaucoup plus limitée : le choix délibéré d’obéir ou de désobéir à un commandement ou à une injonction, de faire le bien ou le mal.

Les infirmières en Corée du Sud

Le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus en Corée du Sud dépasse 10 millions sur une population de 50.5 millions. Le pays est considéré comme une « super-aged society », d’après les critères des Nations unies quand plus de 20 pour cent de la population est au-dessus de 65 ans. Dans le cas de l’ile Maurice, d’après le Global Watch Age Index (Statistics Mauritius, 2013), les personnes âgées de plus de 60 ans représentaient 9% de la population en 2000 et 13% en 2013 et passeront à 23.6% en 2035. Donc nous sommes aussi sur la voie d’une « super-aged society ».

C’est une étude qui a été menée entre août 2015 et janvier 2016. Les résultats ont été publiés en 2020 dans International Journal of Environmental Research and Public Health (IJERPH) – une publication scientifique est transdisciplinaire, peer-reviewed. Elle consacre des études à des thématiques de « Global Health, Healthcare Sciences, Behavioral and Mental Health, Infectious Diseases, Chronic Diseases and Disease Prevention, Exercise and Health Related Quality of Life, Environmental Health and Environmental Sciences ». La méthodologie était de recueillir les expériences vécues de neuf infirmières dans des hôpitaux gériatriques à travers des entretiens ethnographiques. L’approche relève de la phénoménologie qui permet de comprendre des phénomènes subjectifs à partir des récits des personnes sans les dénaturer. Trois thématiques émergent de ces entretiens, notamment (1) des valeurs confuses pour la pratique des infirmières, (2) frustration et mécontentement des infirmières quand elles ne parviennent pas à prendre des mesures appropriées pour régler certains problèmes, et (3) évitement (avec résignation) des dilemmes éthiques en dernier recours. Ces dilemmes arrivent quand elles ont à faire face au choix entre les parents désorientés et déboussolés qui délaissent leurs aînés dans les hôpitaux et les vieux qui cherchent réconfort.  C’est aussi face à leur hiérarchie (médecins, administrateurs) plus soucieuse de l’efficience dans la gestion des hôpitaux que le rapport humain. Elles doivent alors garder le silence et continuer à travailler pour garder leur poste. Au cas contraire, l’une des infirmières résume la situation ainsi : “If You Can’t Stand the Heat, Get Out of the Kitchen” ( « si vous ne supportez pas la chaleur, sortez de la cuisine »). Donc, l’infirmière risque de perdre son emploi ou elle doit démissionner. Au fait, le dilemme est plus profond.

Le conflit éthique

Adopté comme l’idéologie étatique de la dynastie Joseon (1392-1910), le confucianisme en Corée était davantage un code de conduite éthique qui insistait sur l’importance de la loyauté, de la piété filiale et du culte des ancêtres. Les adeptes confucéens attachaient également de l’importance au culte des ancêtres dans la conviction que les esprits ancestraux peuvent affecter la vie de leurs descendants et essayaient de trouver des sites propices aux tombes de leurs ancêtres. Aujourd’hui, la Corée du Sud est tiraillée entre la modernité et le culte des ancêtres. Depuis une dizaine d’années, les personnes âgées sont abandonnées par leur famille, en particulier dans les milieux populaires, et souvent acculées au suicide (la Corée du Sud détient le triste record mondial du taux de suicide le plus élevé au monde des personnes âgées). Les infirmières dans l’étude ont évoqué cet aspect. Le confucianisme ne prône pas l’égalité entre les humains au sens strict mais s’intéresse plutôt à concilier le particulier et l’universel, l’individu et la société dans des situations diverses où les rôles changent, évoluent et s’adaptent. Toute relation à autrui est circonstancielle et nécessite donc une adaptation juste et appropriée.

L’Éthique est culture de soi & justesse des relations

Ce qui nous amène à dire que l’éthique est foncièrement la culture de soi et la justesse des relations qu’on maintient face aux situations de vie. Cela nécessite un profond discernement. Le résultat ne doit aucunement être au détriment de l’autre.

Références

Ali, D. & Pandian, A. (2009). « Généalogies de la vertu : pratiques éthiques en Asie du Sud ». Anthropologie et Sociétés, 33(3), 43–60.

Duhamel, André (2003). Une éthique sans point de vue moral : la pensée éthique de Bernard Williams. Quebec, Les Presses de l’Université Laval.

Sancho, Isabelle (2015). Le confucianisme en Corée : une introduction. 2015. hal-02906315

Moonok Kim, Younjae Oh & Byunghye Kong (2020). Ethical Conflicts Experienced by Nurses in Geriatric Hospitals in South Korea: “If You Can’t Stand the Heat, Get Out of the Kitchen”. International. Journal of Environmental Research and Public Health, 17, 4442.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour