Rouhangeze Baichoo et Tomasz Bura : « Le jazz est une célébration de tous les genres musicaux »

Propos recueillis par Joël Achille.

Lui vient de Pologne. Elle de Maurice. Ce qui les lie ? La musique et sa capacité à emmener vers d’autres dimensions. Là où la notion du temps s’érode, où les complexes se dissipent. Où la réflexion s’amenuise, jusqu’à s’effacer, pour ainsi laisser libre cours à une énergie inconnue de guider les corps. « A touch of God », tentent-ils d’expliquer lors de cette conversation autour de l’improvisation et de la création. Au troisième étage du Caudan Arts Centre, où est prévu leur Gran Konser dans le cadre de la huitième édition du festival Mama Jaz, demain, l’entretien emprunte une voie mystique.

- Publicité -
  • Tomasz Bura, vous qui venez de Pologne, que pensez-vous du séga ?

Tomasz Bura : Je croyais que ce Beat venait de quelque part d’autre. Et puis on m’a appris que cette musique sortait de cette île. Le séga est incroyablement unique ! Je n’arrivais pas à croire qu’une chose si différente pouvait provenir d’un aussi petit pays. Dès le début j’ai aimé le séga, son rythme, son âme.

Toutefois, je ne parvenais pas à le démontrer à travers ma musique, parce que je viens d’un pays très différent. Cela m’a pris un moment pour l’insérer dans ma compréhension de la musique. Rouhangeze m’a introduit à d’incroyables artistes. J’écoutais de plus en plus, je comprenais et tombais amoureux de votre musique.

À un moment j’ai eu un déclic. J’ai commencé à incorporer ces rythmes à mon background de musique classique et aux harmonies que j’utilisais. Le séga a tant ajouté à ma musicalité. C’est une des plus grandes découvertes de ma vie.
Vous avez également repris Melodi la Mer de Menwar. Que pensez-vous de cette chanson ?

Rouhangeze Baichoo : Nous l’avons repris pour Women in Jazz à l›occasion de la Journée des Droits des Femmes. Women in Jazz concerne un regroupement de femmes journalistes, qui se soutiennent et défendent nos droits, notamment pour obtenir une parité avec les hommes.

Le journalisme au Royaume-Uni est majoritairement dominé par des hommes blancs d’âge moyen. Pour en revenir à Melodi la Mer, Menwar est un de mes héros. C’est une musique si mystique qui charrie tant d’émotions. Elle évoque réellement l’esprit de la mer et des vagues, avec lequel je me connecte beaucoup.

Tomasz: J’ai découvert cette musique à travers Rouhangeze, comme bien d’autres œuvres de votre pays. La mélodie et le concept rythmique illuminent l’imagination et me mènent à créer des choses dont je ne connaissais pas l’existence. Vous avez des trucs assez uniques dans votre île. Cette chanson a une sublime mélodie et, en plus, contient des éléments de blues. Plutôt incroyable. Nous avons pris beaucoup de plaisir à la retravailler.

  • Parlons un peu de production artistique. Est-ce dans la souffrance que naissent les plus belles créations ?

Tomasz : Quelquefois, vous avez besoin de vous enfermer dans une pièce et de prendre du temps pour créer quelque chose d’intéressant et de différent.

Rouhangeze : Avant la production de mon album, nous avions fait quelques shows ensemble. Puis nous avons commencé à parler de l’album, qui était comme l’œuvre de ma vie car il s’agissait de créer une fusion à travers lui.

Tomasz : Elle voulait réaliser quelque chose d’inédit qui incorporerait l’esprit de Maurice à travers l’œil de celui qui avait quitté l’île et ressentait une sorte de nostalgie.

Rouhangeze : Oui ! C’était comme se laisser souffrir. Vous atteignez un point où votre pays commence à vous manquer de différentes manières, parfois profondes. J’avais besoin de cela pour écrire l’album.

  • Quand vous écrivez une chanson, pensez-vous à la musique en premier ou aux paroles ? Ou alors cela dépend ?

Rouhangeze : Pour moi, la création vient avec la vision en premier. C’est comme se mettre dans un léger état de synesthésie. Quand j’entends de la musique, des sons, que je vis des expériences ou ressens l’énergie des gens, j’aperçois des couleurs dans ma tête.

La plupart du temps quand j’écris des musiques, je vois un film dans ma tête. I see the whole thing as visuals. À partir de là, je transforme ces images en mots, puis je joue avec. Certaines fois, la mélodie les accompagne. Ensuite, j’introduis des syllabes et associe leurs sons à ceux que j’entends. Is it an « i », an « o », an « e », or an « a »? Parfois, les accords viennent d’eux-mêmes. Il y a un peu de folie quand j’atteins cet état.

Comment cela ?

Rouhangeze : Normalement, nous voulons de la compagnie et des gens autour de nous. Toutefois, dans mon cas, je suis plutôt ermite. I am always on the tipping point of going a little bit mad and not being very social with people. En ces moments, je m’éloigne des gens.

  • Vous avez donc deux aspects : celui qui se présente devant le public, ‘and your true self’ ?

Rouhangeze : Non. Ce que je présente au public sur scène, that is more like me. La performance et la musique me permettent d’être moi. Toutes mes personnalités deviennent une. Alors que dans la vie, je peux adopter différentes versions de moi qui quelquefois peuvent se batailler entre elles pour prendre le dessus.
Je suis plutôt ambivertie. Si j’ai la musique, parfois je n’ai besoin de personne. Trop de compagnie peut me rendre physiquement malade.

  • Monter sur scène pour vous deux revient-il à vous réénergiser ?

Tomasz : Oui. Jouer de la musique peut vous guérir et vous faire oublier vos peines. Ça m’arrive souvent. Un mal de dent ou de tête… du moment que je monte sur scène, la magie survient. J’entre dans ce que j’appelle une différente dimension, un espace personnel compliqué à expliquer car ce n’est pas une réalité physique. À ce moment, vous êtes ce que la musique vous dit d’être car c’est elle qui distribue les rôles. Si vous voulez suivre le rythme, vous pourrez vivre une expérience incroyable. Si vous essayez d’aller à l’encontre de la musique… that’s a big struggle.

Rouhangeze : Mettre ce masque d’acteur est difficile.

Tomasz : Ça m’est arrivé, surtout à mes débuts. Quand j’essayais de trop pousser la musique.

Rouhangeze : Music is a state of not thinking. Si vous pensez, alors vous retournerez à l’intérieur de votre tête. Vous faites face à votre ego au lieu de rencontrer la source d’où provient la musique. We can call it God, universe, the energy… C’est mon espace de liberté. Je n’ai plus à être Rouhangeze.

Dans cet état, je me sens davantage en connexion avec moi-même, avec l’univers, avec Dieu, dans un endroit des plus sécurisés. On médite et on espère atteindre cet état où l’on se dit « c’est moi ». La musique m’emmène en ce lieu de paix. Qu’advient-il à mon corps ? Je n’en sais rien. C’est la musique qui prend le dessus, avec cet aspect de synchronisation.

  • Est-ce en ces moments que naît l’improvisation ?

Tomasz : De plus en plus de musiciens parlent de ce sujet. C’est comme si toutes les musiques et les notes flottaient dans l’air, et que nous les attrapions. Quand nous parlons, nous ne réfléchissons pas de manière très spécifique à chacun des mots que nous utilisons. Les discussions auraient été très longues et nous n’aurions pas pu réellement communiquer. Nous aurions été très stressés. Idem pour un musicien : quand il hésite avec les notes, c’est qu’il réfléchit trop. Ces types de moments cruciaux peuvent tuer tout le momentum engrangé.

Rouhangeze : Il y a des techniques pour contrer cela. Improvisation is kind of letting go. The art of not judging yourself. Nous avons beaucoup de pensées et voulons bien faire, être appréciés. Plein de « je veux être » en tête. C’est ça l’ego. Et c’est ce qui tue toute forme de laisser-aller. À travers l’improvisation, nous recherchons ce truc qui n’avait jamais été fait auparavant et que nous ne préméditons pas. Nous le réalisons sur le tas, dans le présent. Et ça va très vite.

Tomasz : Toutefois, il n’y a rien de tel comme de la pure improvisation.

Rouhangeze : En effet.

Tomasz : Les gens pensent que ceux qui jouent de la musique classique se contentent de suivre les partitions, et que les jazzmen sont des improvisateurs. C’est partiellement vrai. Cependant, en fin de compte, jouer de la musique c’est comme un rêve. On ne peut pas rêver d’une chose que nous n’avons pas vue.

Nos rêves mélangent des images. Vous voyez mon visage et celui de Rouhangeze, demain peut-être rêverez-vous d’un mélange de nos deux visages et créerez-vous quelque chose d’unique. La même logique s’applique pour les rythmes. Nous les connaissons, les avons appris et avons pris énormément de temps à perfectionner notre art. La musique classique, le jazz, la World Music…

Et puis un mélange prend forme. But one needs to spend a lot of time to study all of these to create a valuable improvisation.

  • Donc, si vous n’avez pas le bagage requis, le résultat ne sera pas le même.

Tomasz : Exact. L’improvisation, c’est le mélange de milliards d’informations stockées dans nos cerveaux. Le talent du musicien revient à les rassembler et créer un tableau entier avec. Some call it stories, others call it pictures. Some call it character.

  • Que ressentez-vous quand, avec toutes les connaissances acquises, vous vous laissez aller ?

Tomasz : It feels almost like you have unlimited knowledge. Imaginez que vous êtes connecté à l’internet et qu’à ce moment vous pouvez tout savoir, tout capter. Ces moments d’improvisation surviennent certaines fois pour des minutes, des secondes, pour cinq secondes. Ils ne sont pas très longs. Toutefois, nous considérons certains facteurs même quand nous improvisons. Il y a un brin de réflexion qui est difficile à éviter.

Rouhangeze : C’est vrai.

Tomasz : But the moment comes when you disconnect with everything, it is like a touch of God. Vous vous sentez alors connectés. Il n’y a plus de pensées… It just comes. Les doigts font ce qu’ils doivent faire. Si vous essayez de les guider, quelque chose sonnera faux. C’est probablement pourquoi les musiciens adorent leur passion. There is nothing like this. On peut essayer de décrire cela en mot, s’y approcher. Mais ce sentiment est unique.

Rouhangeze : Dans son exécution correcte, l’improvisation permet de se libérer de ses frayeurs.

  • Faites-vous abstraction de ce qui vous entoure durant ces moments ?

Tomasz : J’espère.

Rouhangeze : Oui et non. Nous ne savons pas ce qui arrive autour. Mais en termes d’énergie, tout le monde renvoie des fréquences, des vibrations, même si tous s’asseyent en silence. Car penser génère une fréquence. Quand nous jouons, nous nous mettons un peu à nu. Nous sommes plus intuitifs. Je peux ressentir les vibrations et le champ énergétique des gens. Alors que je n’ai aucune idée de ce qui se passe. Cette énergie peut doper les performances.

  • Comment vous sentez-vous par rapport au fait que le jazz et la musique classique ne sont pas beaucoup compris ?

Rouhangeze : Ce sont des niches. Toutefois, quand ils sont considérés en termes d’industrie de la musique, ils sont conséquents. Si on compare le jazz au hip-hop, bien sûr qu’il y a une différence. Mais le jazz en lui-même a du poids.

  • Que pourriez-vous dire pour encourager les gens à écouter du jazz et de la musique classique ?

Tomasz : Je me sens presque désolé pour ceux qui ne les écoutent pas. It does not hurt me as much as I feel sorry for them. La musique classique, le jazz ou toute forme de musique sophistiquée peuvent procurer des sentiments si beaux et mener à de magnifiques découvertes. Tout cela est gratuit. C’est comme avoir accès aux plus merveilleux restaurants et se contenter de mauvais repas. Nous devons essayer de comprendre les plus belles choses qu’offre la vie.

Il y a des artistes comme Rouhangeze qui étudient leur art à des niveaux poussés. Ne pas vivre cela serait une honte. Tout le monde devrait essayer de comprendre ces arts. Ils ne les saisiront certainement pas à la première écoute.

Rouhangeze : Comme nous ! Tu te souviens de la première fois où t’avais écouté du jazz ?

Tomasz : J’avais détesté ! Je ne comprenais pas ce qui se passait.

Rouhangeze : It went over my head! Je me disais qu’il y avait énormément d’informations. Mais une fois que tu essaies et prends le temps de comprendre…

Tomasz : You cannot go back from that place.

Rouhangeze : Non, tu ne peux pas parce que c’est si puissant. Il y a tant de mondes au cœur du jazz. Tous les genres de musique ont leur valeur. Toutefois, je trouve que la musique classique renferme les racines de tout. Il est important de comprendre les racines pour saisir ce qui en découle et voir son évolution.

Le jazz est une célébration de tous les genres musicaux, car on les retrouve tous en le jazz. It is like a big dose of a multidimensional thing. Le jazz est la langue de la liberté. On suit les règles, on comprend leurs différentes facettes. Puis on les décortique. Il s’agit d’outrepasser les règles, de s’ouvrir et découvrir des aspects plus profonds de soi ; et ainsi voir le monde d’un autre œil.

Propos recueillis par Joël Achille.


Gran Konser de mercredi : au-delà du sega

« Des surprises ». C’est ce que promettent de présenter Rouhangeze et Tomasz à compter de 20h au Caudan Arts Centre, mercredi. Quelque 1h15 de performances diverses érigeront « un pont » entre musiques classiques et battements typiques de l’île Maurice. Le Polonais réalisera ainsi son « rêve » d’arpenter une scène mauricienne, alors que Rouhangeze contera sa naissance à Rodrigues, ses racines mauriciennes, ses frottements avec les étrangers nourris depuis son départ pour le Royaume-Uni. Et également, cette plaie que constitue le manque de son île natale. Un set façonné spécialement à l’occasion, qui traduira la liberté à laquelle s’ouvre le duo.

Leur rencontre il y a six ans lors d’une Jam Session a débouché sur plusieurs collaborations. Après une conversation, raconte Rouhangeze, « Tomasz m’avait invitée à rejoindre son trio. Sa musique était très avancée, rapide et réfléchie. Je n’avais entendu cela que chez les grands maîtres de jazz. Par la suite, j’ai commencé à écrire pour le groupe. Puis j’ai demandé à Tomasz de jouer sur mon album. Nous avons fait quelques chansons, dont une qui s’appelle Shakti sur laquelle joue Menwar ». L’album retient également la collaboration de Linley Marthe. « This bass player really blew my mind », confie Tomasz, qui suivait le bassiste mauricien avant sa rencontre avec Rouhangeze. « Je ne pouvais trouver beaucoup de ses projets et il demeurait un mystère pour moi. Quand j’ai rencontré Rouhangeze, elle m’a dit qu’elle le connaissait. The fact that she knew him showed me that she was deep into something », ajoute-t-il.

La philosophie d’unité dans la diversité que promeut la Mauricienne lors de son émission Jazz Odyssey sur Jazz FM résonnera mercredi, comme c’est le cas sur son album. « Evasion jette un pont entre le rythme de Maurice, que j’ai dans la peau comme le kreol, et y incorpore des influences qui m’attirent, notamment dans le jazz », explique Rouhangeze. « Il a fallu aussi prendre de ces musiciens d’autres pays pour avoir des sonorités de flamenco et World Music, entre autres. Menwar, Linley Marthe, Gino Chantoiseau… Je voulais que chaque musicien apporte une touche de ce qu’il y a au fond de lui, sans lui dire qu’

un rythme spécifique se réalisera. Les musiciens ont joué sur des rythmes de la façon dont ils le percevaient. Nous ne jouons pas du sega, nous utilisons son rythme. Les gens sentiront sa présence, mais Tomasz transmet la manière dont il perçoit ces battements. Il y a un pont entre le sega traditionnel et les influences de Pologne, Italie, Espagne, Australie, Inde et Afrique ».

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -