Romain Gary

HUBERT JOLY,

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Président du Conseil international de la langue française, Paris

Personnage complexe s’il en est, Roman Kacew nait le 21 mai 1914 à Vilnius (à l’époque ancien Grand-duché de Lituanie incorporé à la Russie). On voit que, dès le départ, le lieu et le moment sont plutôt mal choisis et qu’il en est encore de même aujourd’hui. Ajoutons que Roman est issu d’une famille juive, que ses parents divorceront, que son père et ses deux frères seront massacrés par les nazis. Cependant, arrivé en France en 1928 et très tôt initié par sa mère à la langue française puis à la grandeur de la France, cet immigré pauvre sera sauvé par son admiration pour deux grands hommes : sa mère et le général de Gaulle. L’ambition de sa mère était, on ne sait pourquoi, qu’il devînt ambassadeur de France : miraculeusement, il y est presque parvenu, après tous les détours de sa carrière d’écrivain, de Compagnon de la Libération (20 novembre 1944) et de diplomate. Imaginons comme elle peut se réjouir du haut du ciel…

Le gout de l’écriture et de la langue s’affirme chez Romain Gary dès son baccalauréat. Il ne cessera plus d’écrire. Les Racines du ciel reçoivent le prix Goncourt en 1956 et le font découvrir au grand public. Mais non content de ce succès, Gary, dissimulé sous le nom d’emprunt d’Emile Ajar, décrochera un second Goncourt avec La vie devant soi. Ce cas unique dans l’histoire littéraire déclenchera une polémique qui durera plusieurs années avant que l’auteur véritable soit démasqué. Cette histoire qui est presque à dormir debout finira peut-être par embrouiller Gary lui-même et contribuera peut-être à son suicide perpétré un an après celui de sa femme, l’actrice Jean Seberg. Plus de quarante ans après sa mort, le doute subsiste encore sur les motifs de cette décision. Le refus de la vieillesse ou la conscience du vide ? Il n’en reste pas moins que l’homme reste un mystère mais que ses livres n’ont rien perdu de leur actualité brulante, aussi bien à la lumière de ce qui se passe aujourd’hui en Afrique ou, pire, en Russie, sa terre natale en Pologne et dans les pays baltes.

« De Gaches monta dans le Den pour recevoir du mécanicien quelques ultimes instructions sur le maniement d’un appareil dont il ignorait tout. Nous devions faire un tour d’essai pour nous familiariser avec les instruments, nous poser, laisser le mécanicien sur le terrain et décoller à nouveau, mettant le cap sur l’Angleterre. De Gaches nous fit signe de l’avion et nous commençâmes à boucler nos ceintures de parachute. Belle Gueule et Jean-Pierre montèrent les premiers : j’avais des difficultés avec ma ceinture. Je mettais déjà un pied sur l’échelle lorsque je vis venir une silhouette en bicyclette, pédalant à toute allure, et gesticulant. J’attendis :

Sergent, on vous demande au mirador. Il y a une communication téléphonique pour vous. C’est urgent. »

Je demeurai pétrifié. Qu’au milieu du naufrage, alors que les routes, les lignes télégraphiques, toutes les voies de communication étaient plongées dans le chaos le plus complet, alors que les chefs étaient sans nouvelles de leurs troupes et que toute trace d’organisation avait disparu sous le déferlement des tanks allemands et de la Luftwaffe, la voix de ma mère ait pu se frayer un chemin jusqu’à moi me paraissait presque surnaturel. Car je n’avais pas le moindre doute, là-dessus : c’était bien ma mère qui m’appelait. Au moment de la trouée de Sedan et, plus tard, alors que les premiers motards allemands visitaient déjà les châteaux de la Loire, j’avais essayé, grâce à l’amitié d’un sergent téléphoniste du mirador, de lui faire parvenir à mon tour un message rassurant, de lui rappeler Joffre, Pétain, Foch et tous les autres noms sacrés qu’elle m’avait tant de fois répétés dans nos moments difficiles, lorsque notre situation matérielle m’emplissait d’inquiétude ou qu’elle avait une de ses crises d’hypoglycémie. Mais il y avait encore quelque semblant d’ordre dans les télécommunications, les consignes étaient encore respectées, et je n’étais pas parvenu à la toucher. Je criai à de Gaches de faire le tour d’essai sans moi et de revenir me prendre devant le hangar ; j’empruntai ensuite la bicyclette du caporal et me mis à pédaler.

J’étais à quelques mètres du mirador lorsque le Den se lança sur la piste de décollage. Je descendis de bicyclette et, avant d’entrer, jetai un coup d’œil distrait à l’avion. Le Den était déjà à une vingtaine de mètres du sol. Il parut un instant suspendu immobile dans l’air, hésita, se mit en cabré, vira sur l’aile, piqua et alla s’écraser au sol en explosant. Je regardai un bref instant cette colonne de fumée noire, que je devais, par la suite, voir tant de fois au-dessus des avions morts. Je vécus là la première brûlure de solitude soudaine et totale dont plus de cent camarades devaient plus tard me marquer jusqu’à me laisser dans la vie avec cet air d’absence qui est, paraît-il, le mien. Peu à peu, au cours de quatre années d’escadrille, le vide est devenu pour moi ce que je connais aujourd’hui de plus peuplé. » [La Promesse de l’aube (1960)]

Dans l’extrait, tiré de La Promesse de l’aube, apparait comme un signe du destin, mais un signe inspiré par l’amour si puissant de sa mère, qui réussit à dominer tous les obstacles pour le sauver, sans savoir que ce geste sera providentiel. Ce sera la dernière fois qu’ils se parleront mais cette mère si éprise de son fils saura, le moment venu, inventer un stratagème pour continuer, au-delà de sa propre mort, à communiquer avec son fils bien-aimé. Elle meurt en 1941 mais il inventera qu’avant de mourir loin de lui, elle aurait rédigé à l’avance plusieurs lettres à son intention et chargé une de ses amies de les poster, une par une à intervalles réguliers, afin qu’il continue à les recevoir après son décès et qu’ainsi une communication soit maintenue entre eux… Comme souvent, Romain Gary efface ou reconstitue des vies imaginaires à l’image des pseudonymes dont toute sa vie il fera un grand usage.

Enfin, encore un mot. J’ai été frappé par la place qu’a tenue dans sa vie la présence du vide ou de l’absence. Aucun écrivain, à ma connaissance, ne l’a mieux perçue que lui.

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