En marge de la fête nationale du 12 mars, Le-Mauricien a rencontré Raouf Bundhun qui, avec Eliezer François, sont considérés comme les derniers des Mohicans, derniers survivants des parlementaires élus en août 1967, scrutin menant à l’indépendance. Raouf Bundhun, qui est un amoureux de l’histoire et un conteur infatigable, évoque quelques souvenirs, qui ont d’ailleurs fait l’objet de deux livres, soit A. Raouf Bundhun, une vie un destin, traduction de On the wings of destiny, par Bhisma Dev Seelaluck, et Mémoires, parcours d’une vie au service de la nation, de Louckmaan Lallmahomed, qui sortira bientôt. Il parle aujourd’hui de la cérémonie marquant l’accession à l’indépendance et d’autres événements historiques, dont la coalition PTr-PMSD. Observant que la population s’est prononcée massivement pour un changement de régime lors des dernières élections générales, il dira : « les gens en avaient marre de la corruption. Aujourd’hui, le public a soif d’actions drastiques contre les membres de l’ancien régime. »
Raouf Bundhun, cela fait plus de 60 ans que vous évoluez dans le giron de la politique mauricienne…
On peut dire ça, puisque j’ai été candidat du CAM à Port-Louis pour les élections municipales de 1963. J’ai donc commencé mes activités politiques bien avant l’accession du pays à l’indépendance. J’ai aussi été candidat du CAM au sein du Parti de l’Indépendance, qui était le PtT, le CAM et l’IFB, pour les élections générales de 1967.
Je n’ai pas participé à la conférence constitutionnelle de Lancaster. Cependant, Abdool Razack Mohamed, qui était présent, nous avait fait un compte rendu détaillé. J’ai gardé les Sessional Papers diffusés au Parlement britannique, et qui comprennent les discours des différents leaders, dont sir Seewoosagur Ramgoolam, Rasack Mohamed, Sookdeo Bissoondoyal, Jules Koenig, ainsi que les décisions de la Conférence. Sir Abdool Razack Mohamed avait mis tout son poids en faveur de l’indépendance à la conférence constitutionnelle.
À cette époque, il y avait une campagne intense contre l’accession de Maurice à l’indépendance menée par le PMSD dirigé par Gaëtan Duval, qui avait succédé de Jules Koenig comme leader de ce parti. Ce qui avait forcé les autorités britanniques à dépêcher à Maurice le secrétaire d’Etat aux Colonies, Anthony Greenwood, en mission dans l’île avant la conférence de Londres. Voyant la foule présente à Curepipe, il était arrivé à la conclusion que la population ne voulait pas de l’indépendance.
C’est pourquoi, à la conférence de Londres, les Britanniques avaient insisté sur la nécessité d’organiser des élections générales, de manière à laisser la population décider de la voie à suivre. Il était prévu que si le parti de l’indépendance remportait les élections, une motion serait envoyée à Londres pour réclamer l’indépendance du pays. C’est ce qui s’est produit après la victoire enregistrée le 7 août 1967. Sir Seewoosagur Ramgoolam a alors présenté au Parlement nouvellement constitué une motion réclamant l’indépendance. Il a prononcé à cette occasion un très beau discours.
Dans le cadre des débats parlementaires sur la motion, Sookdeo Bissoondoyal avait révélé que des émissaires du PMSD étaient venus le voir avant les élections générales pour lui demander de se joindre à eux, et ils lui avaient promis le poste de Premier ministre et beaucoup d’argent en cas de victoire.
Cette révélation n’a pas plus aux parlementaires du PMSD. Ils ont tous effectué un walk-out, sauf un parlementaire : Yvon St-Guillaume. Il est resté dans l’hémicycle et a voté en faveur de la motion pour l’indépendance. Il est par la suite devenu secrétaire parlementaire. Il devait confier plus tard à sir Satcam Boolell qu’il ne voulait pas rater l’occasion historique de voter pour l’indépendance de son pays.
Quel souvenir gardez-vous de la cérémonie du lever du drapeau du 12 mars 1968 ?
L’accession de Maurice à l’indépendance s’est déroulée dans des circonstances difficiles. Dans toutes colonies, le lever du drapeau a lieu à minuit. Comme le racontent Larry Collins et Dominique Lapierre dans le livre Freedom at Midnight, le drapeau indien a été hissé au haut du mât à minuit.
Or, à Maurice, en raison des bagarres raciales, le couvre-feu avait été imposé. Par conséquent, c’est à midi, au Champ-de-Mars, que le drapeau mauricien a été hissé pour la première fois par sir Seewoosagur, après que le gouverneur John Shaw Rennie ait descendu l’Union Jack en présence non seulement de membres de la force policière mauricienne, mais aussi d’un détachement du KSLI dirigé par le colonel Ballenden, qui était à Maurice pour assurer l’ordre.
C’était une cérémonie historique et émouvante. Je me souviens que lorsque SSR est retourné dans les gradins après la cérémonie, sir Abdool Razack Mohamed est venu à sa rencontre. Ils étaient en larmes tant ils étaient émus d’avoir conduit le pays à l’indépendance.
Le gouverneur de Maurice, John Shaw Rennie, est du coup gouverneur général. Par la suite sir Len Williams, un ami de SSR, lui a succédé. Plusieurs personnalités mauriciennes ont ensuite occupé cette fonction, dont sir Raman Osman, sir Henry Garrioch (à titre intérimaire), sir Dayandranath Burrenchobay, sir Seewoosagur Ramgoolam et sir Veerasamy Ringadoo.
Le 12 mars 1992, Maurice a franchi une nouvelle étape historique en devenant une république à part entière. Sir Veerasamy Ringadoo a occupé pendant six mois la fonction présidentielle avant de passer la main au premier président élu par le Parlement mauricien, Cassam Uteem.
C’est comme membre du gouvernement que vous participez aux premières années de l’île Maurice indépendante…
Eliézer François et moi sommes les derniers parlementaires élus en 1967 qui sont encore vivants. Je me souviens encore de la visite de la princesse Alexandra et de son mari, Angus Ogilvy. La princesse devait représenter la reine Elizabeth pour la cérémonie marquant l’accession de Maurice à l’indépendance, mais n’avait pu faire le déplacement pour des raisons de sécurité. Elle est venue en 1969 pour l’inauguration de l’Université de Maurice. Son passage à Maurice avait donné lieu à des manifestations organisées par le MMM naissant, auxquelles avaient participé les dirigeants de ce parti, dont Paul Bérenger.
Le premier chef d’Etat étranger à effectuer une visite officielle à Maurice après l’indépendance a été Indira Gandhi, en 1970. C’était une visite mémorable durant laquelle le chef du gouvernement indien avait réussi à conquérir le cœur de beaucoup de Mauriciens. La visite était marquée non seulement par la réception officielle organisée par le gouvernement, mais également par une cérémonie organisée à la mairie de Port-Louis à l’invitation du lord-maire, Gaëtan Duval, et durant laquelle la médaille de la Freedom of the City lui a été conférée. J’étais secrétaire parlementaire et j’ai eu l’honneur d’accueillir Indira Gandhi à Moka pour la cérémonie de pose de la première pierre de l’Institut Mahatma Gandhi en présence du Dr Regis Chaperon, alors ministre de l’Education.
Durant cette visite, Mme Gandhi était accompagnée de son fils, Sanjay. Cette semaine, à l’occasion de la fête de l’indépendance et de la république, nous avons l’honneur d’accueillir une nouvelle fois le Premier ministre Indien, Narendra Modi, qui est un chef d’Etat respecté mondialement. Je lui souhaite un très bon séjour parmi nous et le remercie pour l’honneur qu’il nous fait.
C’étaient des moments historiques pour le pays…
Tout à fait… des moments mémorables. Le pays avait acquis son indépendance, les bagarres étaient terminées, le colonel Ballenden et son armée avaient quitté le pays après avoir maintenu l’ordre dans le pays suite aux bagarres raciales. Abdool Razack Mohamed était ministre au sein du gouvernement. Il n’avait pas été élu en 1967, mais il était au Parlement comme Best Loser. Un autre leader qui est entré au Parlement comme Best Loser était Guy Forget. Ce dernier est par la suite devenu le premier ambassadeur mauricien à Paris.
Le gouvernement a commencé à travailler d’arrache-pied. Plusieurs lois ont été changées. Le pays a adhéré à plusieurs conventions, a été admis aux Nations Unies, à l’Organisation de l’Unité africaine (OUA).
Le Dr Seewoosagur Ramgoolam a participé aux conférences de l’OUA et a invité les chefs d’Etat africain à un sommet à Maurice en 1976. Il prend par la même occasion la présidence de l’OUA, succédant à Idi Amin Dada, de l’Ouganda. À cette époque, le sommet de l’OUA réunissait essentiellement les présidents des pays africains. C’est la reine d’Angleterre qui était le chef d’Etat mauricien, à l’instar de l’Australie et du Canada. Il y a eu une polémique à ce sujet.
A la demande du gouvernement c’est sir Harold Walter, alors ministre des Affaires étrangères, qui a eu pour tâche d’expliquer à l’OUA que c’est le Premier ministre et son gouvernement qui détiennent tous les pouvoirs exécutifs, et non pas le monarque d’Angleterre. C’est ainsi que l’intitulé pour tous les sommets est passé de sommet des chefs d’Etat à sommet des chefs d’Etat et de gouvernements.
Entre-temps, le CAM s’est désintégré et vous avez intégré le PTr…
Je crois que Cassam Uteem l’a déjà expliqué. Il y avait un accord entre sir Seewoosagur Ramgoolam et sir Razack Mohamed à l’effet que si un jeune musulman voulait faire de la politique au sein du PTr, il devait passer par le CAM. Ce qui ne nous a pas empêchés de donner un grand coup de main à SSR. Avant l’indépendance, j’ai eu l’occasion, à sa demande, d’organiser des réunions à Port-Louis et à travers Maurice pour lui permettre d’expliquer à la communauté musulmane ce qui s’était passé à la conférence de Lancaster, à Londres.
Dans le cadre de cette campagne, nous avons organisé 100 à 150 réunions privées à travers l’île pour rencontrer les musulmans dans les madrassa, dans les mosquées… pour leur expliquer ce que voulaient dire l’indépendance et l’importance de l’indépendance. À la lumière du travail abattu, Abdool Razack Mohamed m’a accordé l’investiture dans la circonscription de Port-Louis Nord/Montagne-Longue (No 4). Nous avons travaillé d’arrache-pied dans cette circonscription difficile, où Mohabeer Foogooa, Raymond Rault et moi-même ont été bien accueillis. Lors des élections, Abdool Razack Mohamed est tombé dans la circonscription No 3. Les trois candidats élus étaient Ibrahim Dawood, Elias Oozeerally et Jean Ah Chuen. J’avais alors 30 ans.
Le problème du financement politique ne se posait-il pas à l’époque ?
Savez-vous combien j’ai dépensé pour cette élection ? Rs 2 500 seulement. Tous les militants, qui étaient pro-indépendantistes, travaillaient volontairement pour nous. Je n’ai pas dépensé grand-chose. Un jour, à un dîner à Londres, sir Seewoosagur Ramgoolam m’a confié : « Raouf, dan sa sirkonsripsion No 4-la, ti finn anvway twa pou mor. Se gras a to eleksion ki nou finn gagn lindepandans. »
À cette époque, les deux circonscriptions difficiles étaient les Nos 4 et 15, où la lutte était très serrée. Le PMSD avait dépensé beaucoup d’argent. Le chef agent du PMSD était le major Paul Hein.
Vous avez aussi été témoin de la grande coalition PTr-PMSD, non ?
En 1969, la France, à la demande du secteur privé mauricien, dominé par l’industrie sucrière, avait exercé un peu de pression sur SSR en vue de rassembler davantage la population, qui était divisée en deux. Il ne faut pas oublier que 44% de l’électorat avait voté contre l’indépendance. Laissez-moi vous raconter une anecdote. Après que SSR ait rencontré le général de Gaulle, la presse, qui l’attendait à l’extérieur, lui avait demandé comment va le Français Maurice. Il avait répondu : « Le français à Maurice, c’est un détail. Tout le monde parle français. » Je me souviens de mon passage à Paris après avoir assisté à une conférence du Commonwealth à Londres. Raymond Chasles, haut fonctionnaire à l’ambassade de Maurice, m’avait invité à un dîner organisé à l’hôtel Lutetia. À mon grand étonnement, à part sir Seewoosagur Ramgoolam et sir Veerassamy Ringadoo, il y avait également sir Leckraj Teelock, K. Harazareesing et sir Gaëtan Duval.
À la fin du dîner, sir Gaëtan Duval avait insisté auprès des responsables de l’hôtel pour faire de la place pour que les invités puissent danser. Roger Clency et sa troupe, qui était en route pour Confolens, est arrivé et a entonné Lot kote montagne Chamarel. SSR et Duval ont dansé le séga. A fin de la fête, Duval a voulu montrer à Ramgoolam dans quel hôtel il résidait. C’était à l’hôtel Georges V, sur les Champs Elysées. Ramgoolam lui a dit : « Gaëtan e mwa pou enn lerwa dan Moris, me twa to enn lanperer ! » On a visité l’hôtel avec admiration. Et on a compris après que Gaëtan Duval était l’invité du gouvernement français.
À la fin du dîner, lorsque Ringadoo et moi sommes allés au cinéma voir le film Z, avec Yves Montant, qui était alors interdit à Maurice, Ringadoo a dit : « Est-ce que tu comprends ce qui se passe ? » Effectivement la coalition avait été conclue et la Constitution a été amendée pour augmenter le nombre de ministres de 20 à 25, et le nombre de secrétaires parlementaires de 5 à 20, afin de faire de la place aux PMSD.
On a comparé les élections du 10 novembre 2024 à celles d’août 1967. Qu’en pensez-vous ?
Personnellement, je ne crois pas à cette comparaison parce que l’écosystème dans lequel se déroulent les élections générales est différent l’un de l’autre. En 1967, c’était la lutte pour l’indépendance. L’année dernière, la population voulait à tout prix changer le gouvernement. Elle l’a faite de façon extraordinaire. Les résultats dans la circonscription de Pamplemousses/Triolet (No 5) symbolisent cette volonté de changement. Navin Ramgoolam a obtenu 32 000 voix et le premier candidat de l’opposition n’a obtenu que 16 000 voix. Les gens en avaient marre de la corruption. Aujourd’hui, le public a soif d’actions drastiques contre les membres de l’ancien régime.
Cinquante-sept ans après l’accession de l’île à l’indépendance, nous attendons toujours de compléter ce processus avec l’exercice de notre souveraineté sur l’archipel…
D’abord, il faut rendre hommage à feu sir Anerood Jugnauth, qui n’a pas hésité à reprendre sa toge d’avocat pour plaider devant la Cour internationale de Justice. La Cour lui a donné raison. D’autre part, nous avons noté que lors de la dernière rencontre entre le Premier ministre britannique, Keir Starmer, et le président américain Donald Trump, ce dernier a donné l’impression d’être d’accord avec le deal qui doit être conclu entre Maurice et la Grande-Bretagne. Nous nous attendons que l’accord soit conclu bientôt.
Est-ce que, selon vous, les jeunes d’aujourd’hui sont en mesure d’avoir un rêve pour l’île Maurice de demain, comme cela avait été le cas avant l’indépendance ?
Il est malheureux que beaucoup de jeunes, dont mes propres petits-enfants, ne retournent pas à Maurice après leurs études supérieures. La majorité de ceux qui font leurs études en France, en Angleterre, au Canada ou en Australie ne retournent pas au pays parce qu’ils pensent avoir une meilleure chance ailleurs. J’espère que le nouveau gouvernement trouve un système afin d’attirer ces jeunes dans le pays.
Un mot aux Mauriciens de foi islamique et chrétienne qui sont entrés dans une période de jeûne…
Depuis le mois de janvier, nous avons eu plusieurs célébrations religieuses et socioculturelles importantes. Au début de janvier, il y a eu les cérémonies de marche sur le feu. Par la suite, il y a eu le Nouvel An chinois ou la fête du Printemps ; au début de février, il y a eu la commémoration de l’abolition de l’esclavage suivie du Cavadee, et durant la dernière semaine de février, nous avons célébré le Maha Shivaratree. Depuis dimanche, le ramadan a commencé et sera marqué par un mois de jeûne et de prières. Voilà que depuis mercredi, le carême chrétien a commencé avec le Mercredi des Cendres.
Nous sommes un pays béni. Nous vivons dans un pays multiracial, multiculturel dans le respect mutuel. Je suis fier de dire qu’à Maurice, quelle que soit la communauté ou la religion, nous vivons ensemble en parfaite harmonie. Je souhaite ardemment qu’il n’y ait pas de fous qui viennent casser cette entente et que le peuple mauricien continue à vivre en parfaite harmonie ensemble dans la compréhension, que chacun comprenne son prochain comme nos ancêtres et qu’il n’y ait pas d’animosité sur les plans social et religieux.