Ancien fonctionnaire au ministère des Finances, Rajen Rungassamy s’occupe des jeunes de la Cité La-Ferme, à Bambous, en les encourageant à la pratique du vélo. Il est d’avis que le sens du collectif fait défaut chez les Mauriciens. Rencontre.
Rajen Rungassamy, vous avez travaillé au ministère des Finances. Étant à la retraite, vous vous occupez des jeunes de Cité La-Ferme, Bambous, en les initiant au vélo. Parlez-nous brièvement de votre passé…
J’ai grandi à Forest-Side dans un quartier appelé Icery, dans une famille plutôt libérale. L’une des principales caractéristiques de ce quartier était le vivre-ensemble. Le quartier était composé de toutes les communautés de Maurice et l’entente entre tous était bonne. Mais ce qui était frappant, c’était le fait que les plus grands étaient d’une certaine façon conscients qu’ils devaient prendre sous leurs ailes les plus petits. Le sport était une activité importante dans la vie du quartier.
Tous les jeunes avaient l’opportunité de s’initier à pratiquement tous les sports de masse, tels le foot, le volley, la course à pied, basket, le vélo, la natation, le tennis de table, etc., par l’entremise des plus grands. Notre équipe de foot faisait la fierté du quartier. Quand l’équipe de foot des grands allait jouer à l’extérieur, ils se faisaient accompagner par les plus jeunes avec une certaine fierté. Avec le temps, ces mêmes jeunes intègrent l’équipe des grands tout naturellement.
Mes études primaires, je les ai terminées à l’école du Saint-Esprit RCA à Eau-Coulée qui était à moins de trois kilomètres de là où j’habitais à Forest-Side. J’avais de l’argent pour prendre le bus que lors des jours pluvieux d’hiver. Les autres jours, c’était à pied. J’ai fait mes études secondaires au collège Royal de Curepipe. Après avoir travaillé quatre ans, j’ai pris un Leave Without Pay pour aller entreprendre des études menant à une licence de sciences économiques à Lille. La première chose que j’ai faite en arrivant en France, c’était de m’acheter une bicyclette. C’était mon moyen de transport pour aller faire des courses, visiter mon oncle, ma tante et mes cousins, aller travailler pendant les vacances et visiter tout le Nord de la France et les pays aux alentours.
Pourquoi avez-vous décidé de travailler avec les enfants de Cité La-Ferme ?
Comme beaucoup de gens, je ne suis pas indifférent au fléau de la drogue dans notre société. J’ai été amené, par certaines circonstances, à accompagner un jeune dans un faubourg de cette cité. C’est là que j’ai pu constater toute l’ampleur du désastre, le danger que guettaient tous les jeunes qui vivaient là. Je réalisais qu’ils avaient dix fois plus de risques de tomber dedans que la plupart des autres jeunes.
Ayant été proche des jeunes, je me demandais ce que je pouvais faire de mon côté pour réduire, ne serait-ce qu’un tout petit peu, ce risque. J’ai donc décidé de miser sur la prévention. L’idée, c’était de commencer quelque chose à tout prix, pour ne pas tomber dans le piège.
J’ai donc insisté sur la pratique du vélo qui pouvait, selon moi, déborder après sur d’autres moyens pour contrecarrer le fléau de la drogue. C’est alors que je suis allé voir Blek, un jeune athlète, du quartier, impliqué dans le social. Je lui ai expliqué mon projet et mon souhait de travailler avec les jeunes. Il a pu identifier pour moi un premier groupe de jeunes adolescents. L’idée ensuite, c’était d’initier des plus petits et des filles à partir de ce premier groupe.
Pourquoi la bicyclette ?
J’ai eu la chance de connaître dans les années 70 une association de volontaires qui organisait un tour de Maurice à bicyclette sur six étapes en six jours, La Caravane. Une centaine de jeunes venant de toutes les régions de Maurice étaient répartis en une dizaine d’équipes. J’avais fait mon premier tour à 12 ans. C’était une école de vie. Nous apprenions à être solidaires, à surmonter de petites difficultés, à apprendre le vivre-ensemble. La bicyclette, c’est aussi un moyen de pratiquer du sport qui joint l’utile à l’agréable.
Avec les enfants de la Cité La-Ferme, nous avons fait des sorties sur toutes les plages de l’Ouest et même La-Prairie, sans avoir besoin d’une voiture ou même d’un bus. Les petites côtes qui paraissaient insurmontables au début sont devenues faciles. Cela a eu un effet bénéfique sur la confiance en soi et l’estime de soi de ces enfants.
La bicyclette aide aussi à prendre conscience que derrière chaque difficulté, il y a une récompense. Ce concept peut alors être transposé à d’autres domaines, tels l’éducation, le sport de compétition, etc. En dernier lieu, il ne faut pas oublier le côté inestimable que peut avoir la bicyclette sur la santé.
Mais tout ça coûte quand même un peu d’argent…
Un peu. Les dépenses que j’encours personnellement comprennent les vélos que je dois me procurer. J’achète ou reçois en don des vélos de seconde main et achète aussi quelques neufs. Il y a aussi les casques, gilets, etc. J’ai un van qui me sert à transporter les vélos tous les samedis. J’ai légué quelques vélos d’occasion à quelques jeunes qui peuvent les garder. J’ai aussi créé un genre de Revolving Fund familial qui sert à aider les jeunes à acquérir un vélo. Un prêt sans intérêt leur est proposé avec un petit Cash Gift.
Est-ce que ce genre de projet est réplicable ?
Oui. Je le pense sincèrement. Dans les zones à risque, mais pas que. J’ai été contacté récemment par une dame qui habite un village de l’Ouest et qui voulait savoir s’il y avait possibilité d’introduire un tel projet dans son village. Elle était inquiète du manque de loisirs sains des jeunes et le risque de les voir sombrer dans le fléau de la drogue. Nous avons fait un premier essai qui s’est avéré concluant. Je compte impliquer davantage les locaux dans ce genre de projet.
Nous savons maintenant que le fléau de la drogue affecte toutes les composantes de notre société. Nous reprochons souvent aux jeunes de ne pas se sentir concernés par des problèmes dans le monde. D’où une forme d’absence de sens à leur vie. Ce qui explique souvent la facilité avec laquelle ils tombent dans les travers de la vie quotidienne.
La pratique du vélo est une activité physique qu’ils peuvent projeter sur d’autres aspects de la vie. De plus en plus de jeunes se sentent concernés par le problème environnemental, la pollution par les véhicules, les embouteillages, la raréfaction des matières premières non-renouvelables, dont le pétrole, les métaux, etc. Amener davantage des jeunes à utiliser la bicyclette peut contribuer à donner un sens à leur vie.
Est-ce dangereux de pratiquer la bicyclette à Maurice ?
Oui et non. C’est vrai que le nombre de véhicules sur les routes a augmenté sensiblement, ce qui rend la pratique du vélo plus risquée. Mais laisser la route aux seules voitures n’est pas la solution. Il faut juste apprendre aux enfants à bien maîtriser sa bicyclette, à connaître le code de la route, à être conscient qu’il faut se rendre bien visible de jour comme de nuit avant de les laisser prendre la route. Il y a une phase d’accompagnement des enfants par des parents ou accompagnateurs avec la bonne technique qui est primordiale.
Autre aspect à ne pas négliger, c’est le développement d’un rapport très courtois entre cyclistes et conducteurs. Nous sommes un petit groupe d’amis qui font du vélo sportif dans l’Ouest depuis une vingtaine d’années. Notre devise, c’est de rester en toutes circonstances courtois avec tous les conducteurs, que ce soit de voitures, de bus ou de camions. Avec le temps, nous avons constaté une très grande amélioration dans la façon dont ils nous perçoivent. Ils font beaucoup plus attention à nous avant de doubler ou dans les côtes.
Comment le gouvernement peut-il s’impliquer dans ce genre de projet ?
Le gouvernement dépense des millions sur des centaines de Shelters et autres centres de jeunesse et collèges dans le but de produire des adultes responsables, moins violents, moins susceptibles de tomber dans le fléau de la drogue, etc. Ouvrir les jeunes sur le monde à travers la pratique du vélo peut y contribuer largement. Des jeunes adultes devraient être formés à l’accompagnement des moins jeunes dans les sorties à bicyclette. Des dizaines de bicyclettes devraient être remises à ces Shelters, à des centres de jeunesse et collèges pour initier leurs jeunes à la pratique du vélo en toute sécurité. Des tours de Maurice comme des voyages à Rodrigues, La-Réunion, Madagascar sur le Trochetia pourraient alors être organisés sur une base régulière.
Il ne faut surtout pas oublier que promouvoir une pratique régulière de la bicyclette parmi la population aura un effet bénéfique sur notre balance commerciale avec une réduction de la consommation de fuel.
Qu’est-ce qui peut empêcher nos gouvernants de s’impliquer dans de tels projets ?
C’est un peu difficile à dire. Nous avons l’impression que quelque part dans l’inconscient des gouvernants en place (et ceci quel que soit le gouvernant), ils ont peur de s’attaquer au problème de la drogue comme au problème de la santé car l’enjeu est financier. D’un côté, il y a des bailleurs de fonds et de l’autre le paiement de la pension vieillesse qui devient de plus en plus insoutenable.
C’est dans ce contexte que je pense que la population devait avoir une autre conception de la démocratie. Au lieu d’aller voter chaque cinq ans pour ceux qu’ils pensent être à la hauteur, ils devraient aller voter pour ce qu’elle estime être le moins pire. Mais pendant les cinq ans qui suivent, les individus doivent s’organiser pour améliorer la qualité de leur vie en ne comptant que sur eux-mêmes. Par leurs actions, ils feront passer le message aux gouvernants. Une Bottom-Up Approch.
Quid du niveau de l’éducation de ces jeunes ?
Je constate avec effroi le nombre d’enfants qui, à 10 et 13 ans, ne peuvent pas lire correctement, voire qui ne peuvent pas lire du tout. Ce constat d’échec après pratiquement plus de six ans d’école est incompréhensible et inacceptable. La pratique du vélo avec ces jeunes permet une meilleure communication entre ces enfants et moi. Nous pouvons parler librement de leurs difficultés scolaires et y trouver quelques remèdes ensemble.
Par mon expérience passée avec quelques enfants avec de grosses difficultés scolaires, j’ai réalisé qu’utiliser le kreol morisien avec sa nouvelle graphie a une valeur inestimable pour réduire l’analphabétisme. Je pense que pédagogiquement parlant, passer de l’oral à l’écrit doit être fait dans la même langue. Dans notre cas, le créole. Tous les fondamentaux de la langue peuvent alors être introduits. J’ai été agréablement surpris de voir un enfant qui, hier encore, était analphabète, peut aujourd’hui écrire une rédaction de huit à dix lignes sur un sujet qui l’intéressait.
Je compte utiliser la même méthode avec les enfants de Cité La-Ferme. Je cherche un petit local dans la cité ou je pourrai faire des classes de façon plus structurée. Mais en attendant, j’essaie aussi d’élargir leurs connaissances générales. Je suis persuadé qu’il y aurait eu beaucoup moins d’échecs scolaires si le kreol était utilisé comme langue de base pour tous lors des deux premières années scolaires et l’anglais et le français comme langue étrangère principale à partir du Grade 3.
Comment voyez-vous les Mauriciens réagir en général par rapport à ce problème des zones dites à risques ?
La notion du droit individuel est bien ancrée maintenant dans l’inconscient collectif. Mais je pense qu’il ne faudrait jamais oublier que l’humain est fondamentalement collectif. Nous dépendons tous les uns des autres pour notre survie. Les échanges commerciaux sont là pour le prouver. Avec la circulation de l’argent, nous avons tendance à perdre cette notion et nus devenons plus individualistes. Tout individu qui perd son sens collectif au sens large, perd un peu de son humanité. Les grands problèmes qui guettent la planète comme des pays devaient être le Concern de tous.
À Maurice, il est clair que l’on manque cruellement de ce sens collectif au sens large. Les supposées élites ne sont pas conscientes de cet équilibre à trouver entre droit individuel et sens collectif au sens large, et elles n’ont rien dans la pratique à proposer. Nous fermons les yeux sur ce qui paraît ne pas nous concerner. La drogue en est un exemple concret. Nous savons maintenant qu’elle touche toutes les composantes de notre société.
Nous voyons souvent des établissements secondaires faire des échanges avec des établissements d’autres pays. Pourquoi pas un échange entre établissements de Maurice de temps en temps ?
Un autre exemple est la voiture, dont le nombre en circulation sur nos routes ne cesse d’augmenter, avec pour résultat une réduction de l’activité physique, des embouteillages partout dans l’île et une consommation excessive de carburant. D’où une perte de devises et une émission accrue de gaz et de particules néfastes. Finalement, nous sommes tous perdants en termes de santé, d’argent qui aurait pu être mieux utilisé. Le sens collectif devait nous amener à privilégier l’utilisation de la bicyclette pour les petits trajets et proposer aux gouvernants des Bus Lanes et autres pistes cyclables.