JEAN MARIE RICHARD
Il ne fait pas de doute que Rodrigues, entité insulaire de 40 000 âmes et région autonome au sein de la République de Maurice depuis quinze ans, ne peut plus être considérée et traitée comme district, 21e circonscription, ou encore, dépendance de Maurice. Le constat est sans équivoque car le chemin parcouru est visible, palpable au plan matériel et infrastructurel. Le réseau routier est remarquable et permet d’accéder à presque toutes les régions de l’île à partir des grands axes.
Les écoles construites ou en chantier permettent de rapprocher les élèves de leur lieu de scolarisation. Au plan social et sportif, les équipements rivalisent avec ceux de Maurice. Leur fréquentation, en rapport avec la population, est proportionnellement plus élevée. Il n’y a qu’à faire un pointage au niveau des résultats sportifs au plan international pour réaliser l’apport des sportifs natifs de Rodrigues au rayonnement de notre quadricolore.
Rodrigues, plus que jamais, devrait participer aux Jeux des Îles de l’océan Indien, et ce en tant qu’entité insulaire de notre espace géographique commun. Des signes encourageants au niveau du discours ont été entendus dans cette direction, et ce n’est que légitime et naturel. Cette reconnaissance devrait également, dans le sillage de l’autonomie, être considérée au niveau de la Commission de l’océan Indien, voire la SADC, le Comesa ou l’IOR. Mais là n’est pas le débat.
Revenons à l’autonomie, loi constitutionnelle adoptée à l’unanimité par le Parlement national. Cet amendement, inscrit dans notre loi fondamentale, a reconnu la dévolution de certains pouvoirs à la Région autonome au sein de la République de Maurice. Il convient de pousser l’observation et la réflexion au-delà des infrastructures et des éléments matériels. Aujourd’hui, le budget de l’île dépasse les Rs 4 milliards. Comme le fait ressortir Alain Tolbize dans un récent entretien de presse : « La grande majorité de cette somme est destinée à payer des fonctionnaires et les frais de l’Assemblée régionale, y compris les élus. »
Il ne reste que très peu à être canalisé vers les projets de développement et la facilitation des activités économiques, créatrices d’emploi, de valeur ajoutée, donc de source de revenus, pour les salariés et au plan institutionnel. En d’autres mots, et en poussant le raisonnement jusqu’à la caricature, le budget de l’ARR pourrait se résumer à une enveloppe de subsides répartis parmi les salaires des fonctionnaires, l’administration et le personnel politique en fonction. Ce qui pourrait être interprété comme une rente de situation, alors que la production économique dans l’ensemble des secteurs, traditionnels et contemporains, stagne quand elle ne recule pas. La prospérité affichée par certains trouve ainsi sa source au coeur d’un système de subsides en mode perfusion au gré des budgets de la République.
À ce niveau, le constat est affligeant – les dernières statistiques démontrent une diminution inquiétante de la production agricole, des produits halieutiques et de l’élevage. Les trois principales sources d’activité économique productive de l’île – la pêche, l’élevage et l’agriculture – dans une perspective historique ont connu des transformations drastiques et ce n’est pas en clamant débrouillardise légendaire sur tous les toits et en suscitant la floraison de cabanes ou piments et limons à confire sur la route entre Songes et Tamarin ainsi que dans d’autres coins du réseau routier de l’île que l’on va y arriver de manière holistique et surtout efficace.
Il est temps que sonne le glas du penser petit, étriqué, rabougri. Et justement, parlons des paramètres statistiques officiels : la superficie sous culture est en constante régression, des 4 000 hectares de terres cultivables, moins de 800 sont exploités, et ce, avec des techniques remontant presque au XIXe siècle. La gestion, le captage, le stockage et distribution desserte en eau demeurent catastrophiques.
Un plan domestique et aussi au plan économique. Des régions, et leurs habitants n’obtiennent de l’eau en moyenne qu’une fois tous les mois, alors que ne serait-ce que la pluviométrie actuelle permettrait dans le cas d’un management rigoureux et un plan d’investissement de desservir l’eau ne serait-ce que quelques heures 7j/7. Le dessalement de l’eau à Rodrigues a à ce jour un goût amer tant au plan financier qu’à celui de la faillite et sans doute des failles et des fuites qui ont dû arroser ici et là. L’année dernière, des familles de Montagne du Sable sont descendues sur la route et 30 minutes plus tard l’eau coulait et était disponible. Depuis des décennies, il y a eu des déclarations d’intention, des rapports et des rapports, mais les robinets ne voient que l’herbe qui séchait et la route qui poudroie… On désespère quand on constate la hausse relative de la population, qui augmente encore la pression sur les ressources disponibles. La modification de l’habitat et des aspirations au confort moderne est légitime. La bipolarisation politique, déjà sensible à tous les niveaux de l’île, s’est renforcée et s’enraidit avec l’autonomie. Au fil des campagnes politiques durant ces 15 dernières années, au gré des alternances et des changements de majorité, certains projets valables, enclenchés par une mouvance, étaient enfoncés dans les tiroirs, privant la population d’une possibilité d’amélioration de leur cadre et niveau de vie. Aspiration plus que légitime…
L’ego des politiques est ici inversement proportionnel à leur capacité de penser collectivement et pour le bien-être de tous sans distinction d’appartenance partisane. Cette crispation relève de l’enfantillage des cours de récré en primaire et le tout aux frais du contribuable de la République de Maurice. Exceptions à la règle, la décision courageuse du Commissaire Richard Payendee, dont la formation universitaire technique et ses convictions écocitoyennes prévalent sur le présent aléatoire de politicien de parti. Pour le plus grand bien de Rodrigues, de son lagon et de l’écosystème marin, il a su imposer la fermeture de la pêche à l’ourite en deux temps. Il préconise maintenant l’arrêt des exportations en période de fermeture. D’ailleurs, les résultats sont plus que probants et font figure de référence au plan régional et international. Rappelons également l’interdiction de l’utilisation des sacs en plastique que certains esprits chagrins, qui n’ont à ce jour toujours rien compris au projet d’autonomie, se sont crus permis de critiquer une telle mesure d’avant-garde. Aux dernières nouvelles, ils persistent et signent, confirmant leur étroitesse d’esprit.
Parlant d’environnement et d’écologie, il demeure inconcevable qu’à ce jour aucun plan d’ensemble d’aménagement du territoire n’ait inclus l’obligation imposée à toutes les constructions de pourvoir à leurs besoins en énergie photovoltaïque, de planter des essences endémiques sur leur lopin de terre, ou encore de généraliser l’utilisation de l’énergie éolienne et le recyclage domestique des eaux sans oublier la production de compost et le tri des déchets domestiques. Sachant que, dans les Mascareignes, Rodrigues dispose d’atouts indéniables pour le captage et l’exploitation de cette énergie propre et renouvelable.
Il est incohérent que l’essentiel de l’électricité utilisée ici provienne de carburants fossiles alors qu’un des slogans touristiques entrevus le temps de certaines campagnes était « Rodrigues, une île écologique ». À cela, il convient de rajouter les dizaines de véhicules, deux roues, et voitures individuelles, qui sont mises sur la route toutes les semaines, au point où les routes d’accès à Port-Mathurin et les principaux centres de l’île manquent d’espaces de parking quand ils ne sont pas sujets à ce qui ressemble à des débuts d’embouteillages… Le réseau routier sera vite congestionné et connaîtra aussi une usure plus rapide si cette tendance se maintient et que des mesures correctives ne sont pas envisagées.
Autre constat, le déficit commercial abyssal de l’île où les habitants ont légitimement des aspirations en matière de logement, de confort et de moyens de locomotion. Les arrivées des porte-conteneurs toutes les semaines (quand ils ne sont pas en panne) à Port-Mathurin, sont révélatrices de l’emprise de la société de consommation dans l’équation socio-économique et culturelle. Le modèle doit être revu et corrigé. La question glisse inexorablement vers celle qui fâche : quel retour sur investissement à tous les niveaux de l’enveloppe financière de Rodrigues par rapport à la contribution de la région autonome aux finances publiques de la République de Maurice ? Bientôt, la cloche sonnera et marquera la fin de la récréation en mode perfusion qui consiste à perpétuer une politique de l’autruche improductive, illusoire, encourageant l’assistanat sous perfusion, tant hallucinogène que mortifère. Cela concerne et regarde autant Port-Mathurin que Port-Louis.
Pour conclure sur une note plus légère, nous sommes certains que, durant une prochaine visite à Rodrigues, le Premier ministre trouvera néanmoins le temps de refaire un saut à la tyrolienne, mais cette fois avec la vêture et les chaussures appropriées.