Anouchka Sooriamoorthy
Conférencière de philosophie en entreprise
C’est d’ordinaire lors des rencontres philosophiques que j’anime au sein des entreprises que j’aborde cette question. Lundi dernier (jour qui correspondait de façon tristement ironique au Blue Monday, soit le jour le plus déprimant de l’année selon les Britanniques), en recevant sur mon téléphone les images de débâcle et de chaos causés par le cyclone Belal sur le sol mauricien, c’est la question de la responsabilité politique qui m’a immédiatement interpellée : face au déchaînement de la nature, que peut le chef ?
Ni Dieu, ni superhéros
Il n’est pas rare d’observer des attentes irréalistes envers le chef, comme si ce dernier serait doté de pouvoirs extraordinaires lui permettant de tout résoudre. Pour le chef comme pour toute autre fonction, il est utile de se rappeler la distinction établie par le philosophe stoïcien Epictète : « Il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous. » Nous sommes souvent, de façon involontaire ou inconsciente, dans une attitude de sous-estimation ou de surestimation de nos propres capacités, ce qui rend l’approche objective de notre rapport au monde préconisée par le philosophe grec difficile : que puis-je véritablement ? Quelle est la sphère de mon action ? Quelles sont les limites de mes agissements ?
Nul ne s’attend à ce que le chef politique soit une réincarnation de Zeus qui, armé de sa foudre, cheveux au vent et abdominaux saillants, use de son corps pour faire barrage au cyclone dévastateur. Le chef n’est qu’un homme comme les autres, même si une certaine prétention qui semble inhérente à la fonction conduit certains à refuser cette appartenance au commun des mortels, jusqu’à s’auto-qualifier, dans le cas du chef d’Etat français, de président « jupitérien ».
Si le chef est un homme comme les autres, il détient cependant des obligations dont le nombre et le poids sont bien supérieurs à celles des autres. Bien plus que les privilèges dont il bénéficie, il détient surtout une responsabilité qui découle de ce qui « dépend de lui ». En faisant le choix de cette fonction, il a en même temps fait le choix d’une pleine et entière responsabilité dont il est tout particulièrement redevable dans des situations où il serait tentant de la rejeter sur les autres. « Le chef est celui qui prend tout en charge. Il dit : J’ai été battu. Il ne dit pas : Mes soldats ont été battus. » écrivait Antoine de Saint-Exupéry.
Prévoir et protéger
S’il est bien un domaine qui véhicule une image glorifiée, parfois même sacralisée du chef, c’est celui du militaire. Parce qu’il assume tout, ainsi que le décrivait Saint-Exupéry, parce qu’il fait la démonstration d’un courage positivement contagieux pour ses soldats, parce qu’il est fin stratège et fort combattant, il guide et montre l’exemple. Dans la sphère militaire, un bon chef doit anticiper les attaques et prévoir les ripostes. Il n’est pas étonnant que la figure militaire soit régulièrement source d’inspiration en entreprise ou en politique : celui qui gagne une guerre ne craint ni un appel d’offres ni une confrontation au parlement. Preuve de cette inspiration militaire, le vocabulaire belliqueux est régulièrement repris en entreprise comme en politique : on lance une campagne, on fait de la veille stratégique, on attaque de nouveaux marchés, on fait blocus, on lance des opérations.
Transposons la métaphore militaire à ce qui s’est passé à l’île Maurice en ce début de semaine. Si tant est qu’un cyclone puisse être envisagé comme un ennemi, comment aurait agi un chef efficace ? Il aurait tout d’abord dû prévoir qu’un cyclone d’une telle force puisse survenir, surtout lorsque les scientifiques, nombreux, affirment depuis maintenant des années que l’une des conséquences du changement climatique est la multiplication et l’intensification des phénomènes cycloniques. Il aurait ensuite su qu’il ne faut jamais sous-estimer l’ennemi, et qu’entre l’arrogance de celui qui croit gagner sans combattre et l’alarmisme de celui qui se laisse envelopper par la peur paralysante, il y a une bonne attitude à adopter. Guidé par le principe de précaution, il se serait assuré d’au moins deux points.
Le premier est de veiller à détenir les armes requises et à être entouré des compétences nécessaires pour mener la bataille. De quel matériel et de quelles compétences dispose-t-on à l’île Maurice pour appréhender au mieux la bataille climatique ? Le second est d’assurer la sécurité des troupes, en les invitant à demeurer chez elles, mettant ainsi en œuvre la définition première du principe de précaution : prendre les mesures nécessaires alors que l’on ne dispose pas encore de certitudes, appliquer une logique de prudence en envisageant le pire. Admettons néanmoins que lundi dernier, en fin de matinée, le chef ait été pris au dépourvu par un changement de stratégie de l’adversaire que nul n’aurait pu anticiper, piégeant ainsi les soldats levés de bonne heure et partis la fleur au fusil sur le front port-louisien. Il aurait alors dû penser un plan d’évacuation par étapes, organisé et encadré, ce qui aurait évité les images de pagaille d’un champ de bataille que tous souhaitaient désespérément abandonner.
Imaginer et innover
Ce sont dans les situations de crise que l’on peut estimer la valeur d’un chef car, lorsque tout va bien, son utilité est facilement contestée. Celles et ceux qui sont chef.fes de famille en ont fait l’expérience : votre adolescent vous sollicite spontanément lorsqu’il a besoin d’une rallonge de son argent de poche, il vient rarement vous trouver pour vous féliciter quant au rôle exigeant que vous incarnez avec rigueur et bienveillance ! Quel est le rôle du chef hors des crises ? Parce que nul ne peut envisager son existence comme étant uniquement une succession de problèmes à résoudre, nous avons tous besoin d’imagination et d’émerveillement. Apporter des visions autres, nourrir des perspectives nouvelles, dessiner des sentiers insoupçonnés relèvent de la tâche du chef.
On ne peut imaginer seul. Sortir de nos habitudes et de nos figements pour envisager autrement le monde se fait souvent par les rencontres avec les autres. Cela ne fait que six mois que je me suis installée à Maurice mais, dans ce laps de temps, j’ai rencontré des géographes qui m’ont expliqué que Port-Louis est la première zone submersible du pays ; j’ai échangé avec des scientifiques qui sont inquiets quant à la fréquence des futures intempéries ; j’ai écouté des acteurs locaux qui réfléchissent à des moyens de ralentir, voire d’inverser l’artificialisation des sols. Tous disent avoir partagé leurs préoccupations avec le gouvernement ; tous confient que ces préoccupations ont été balayées avec la rapidité des rafales de Belal.
L’impossibilité d’imaginer et d’innover enferme dans un immobilisme réconfortant, mais être immobile dans un monde en mouvement semble être une vision peu pérenne. À défaut d’innover, on copie et on recopie, avec cette conviction illogique que ce qui a fonctionné pour les autres sera efficace pour nous. À Maurice, on construit comme à Dubaï, on consomme comme en Occident, on admire Singapour, ignorant sciemment la spécificité de notre lieu. Il y a une impossibilité de penser des modalités (socio-économiques, commerciales, écologiques) qui seraient les nôtres. Pourtant, imaginer des manières d’être, d’agir, de construire, de produire, d’interagir avec la nature qui respecteraient notre histoire, notre géographie et notre identité insulaire serait véritablement innovant.