Alors que le monde vit les heures les plus sombres de son histoire, ou du moins de celle de Sapiens, nos sociétés semblent embourbées dans un éternel laxisme. C’est un fait : rien ne va plus, mais cela ne nous empêche pas de poursuivre notre route, celle du développement et du profit. Sans nous soucier davantage, par exemple, de ce que notre manque d’intérêt pour la cause écologique – entretenu certes depuis toujours, mais plus particulièrement depuis l’avènement de l’ère industrielle – engendre comme conséquences. Et ce, alors que l’écologie, justement, porte en son sein la parole de la menace la plus puissante et la plus universelle qui soit.
Changement climatique, perte de la biodiversité, pollution… L’humanité est à la croisée des chemins, et tout le monde le sait. De même que tout le monde s’en fout. Est-ce par ignorance ? Certainement pas. Au contraire. Dans ce monde hypermédiatisé, où la moindre alerte se retrouve en quelques clics aux portes de nos réseaux sociaux, nous ne pouvons prétendre ne pas savoir. Mais alors, comment expliquer ce déni général face aux bouleversements promis ?
Une question à laquelle il n’est, c’est vrai, pas facile de répondre. Non parce qu’elle est insoluble, mais parce qu’elle renvoie à notre propre image ; celle d’êtres capables d’une extraordinaire ingéniosité, mais aussi d’une extrême fragilité morale. En quelque sorte, c’est ce que le philosophe Günther Anders appelle le « décalage prométhéen », soit encore l’insuffisance de nos facultés à ressentir face à la croissance brutale, démesurée, de nos capacités d’agir. Ce qui, dit plus simplement, signifie que l’homme moderne, celui de l’anthropocène, se retrouve dans un singulier paradoxe : celui, d’un côté, de sa réussite, et de sa puissance technologique, militaire et industrielle, et de l’autre, de l’inamovibilité de ses émotions. Ce faisant, toute peur doit être impérativement évacuée.
Le souci, justement, c’est que nous nous retrouvons face aujourd’hui à un déluge d’événements catastrophiques (concentration de CO2, canicules, tempêtes, inondations, sécheresses…), et dont certains, comme le changement climatique, seront d’ailleurs davantage destructeurs dans les années et décennies à venir. Du coup, notre angoisse suit la même tendance que ces fléaux, autrement dit affiche une tendance à la hausse. Ce que nous savons ne pouvoir contrebalancer que de deux manières : soit en agissant, soit en nous enfermant dans le déni. Et c’est naturellement cette seconde option qui est la plus usitée, car bien plus facile et moins laborieuse. En résumé, pourquoi agir puisque, de toute manière, l’on nous promet le pire ?
Le problème vient donc en grande partie de la peur. Car pour la vaincre, cela demande un travail de contrôle permanent, un refoulement constant. Sous peine de voir la peur se transformer en angoisse insoutenable. Aussi, toute action que nous pourrions prendre, alimentée par cette peur, nous semble de facto hors de portée. Un nouveau paradoxe, donc, et bien contemporain, de penser nos capacités trop insignifiantes face à notre savoir et nos craintes. Bien entendu, ce sentiment n’est pas partagé de manière unanime, mais reste malgré tout prédominant en dehors de la sphère militantiste écologique. Soit dans la grande majorité de la population vivant et travaillant en milieux urbains ou périurbains, et où le changement climatique reste, dans l’ensemble, massivement une extériorité.
Certes, cette mise à distance de ces événements extrêmes est alimentée par les politiques, soit des hommes et des femmes qui, quels que soient leurs pouvoirs décisionnaires, sont également face aux mêmes doutes. La menace a beau être visible, suspendue de manière inquiétante au-dessus de nos têtes, l’inflation, l’explosion des prix de l’énergie et l’érosion sociale ne sont toujours pas perçues comme une émanation directe de la destruction écologique, cette dernière vision étant trop angoissante et paralysante.
Une fois encore, ce n’est pas de ne pas savoir qui nous pousse à cette forme d’anesthésie générale, à nos « Il faudra bien faire avec ! ». Mais la peur des sacrifices qu’il nous faudrait consentir pour engager de véritables plans d’action, qui plus est sans savoir s’ils auront quelconque effet ou s’ils n’aggraveront pas le problème. Mais ce qui est sûr, c’est qu’à force d’attendre paisiblement, comme jadis les Gaulois, que le ciel nous tombe sur la tête, nul doute que ce dernier finira par le faire !