Joseph Cardella
Enseignant de philosophie
On peut voir que concernant la mort, deux idées contraires nous habitent : nous savons que nous allons tous mourir un jour et, en même temps, nous vivons comme si nous étions immortels, comme si la mort n’existait pas. Nous n’y pensons pas à chaque minute qui passe. Et heureusement, pourrait-on dire. ! Mais pouvons-nous sortir de cette opposition, de cette contradiction ? Le philosophe Épicure peut nous aider à nous pencher sur cette question, lui qui ne cesse de prendre modèle sur la médecine. Et quels liens peut-on faire entre Épicure et les soins palliatifs ?
Le monde est fait d’atomes
Epicure vécut en Grèce il y a 2300 ans et, d’après certains témoignages, il a été malade une grande partie de sa vie. Il affirmait que seule la vie existe, avant et après notre existence, il n’y a rien. Nous ne pouvons alors rien faire d’autre que de nous focaliser sur notre propre vie. Quel est, ici, le rapport avec la mort ? Les épicuriens pensaient que tout dans la nature est composé d’atomes, tout est donc fait de matière. Concernant l’âme et sa « composition », qu’en est-il ? L’épicurisme va être une des premières philosophies (avec celles de ses deux maîtres, Leucippe et Démocrite) qui envisage le corps et l’âme comme ne faisant qu’un seul être, et dont cette dernière est composée aussi d’atomes.
En effet, lorsque les êtres vivants (ensemble d’atomes !) meurent, l’âme et le corps disparaissent. Dans la conception physique d’Épicure, la matière ne disparaît pas dans le néant, mais les atomes se dissocient et se rencontrent plus tard pour former de nouvelles choses matérielles et de nouveaux êtres vivants. Comme l’âme est constituée d’atomes, lorsque nous mourrons, tout disparaît, tout se dissocie pour réapparaitre sous une nouvelle forme. Que reste-t-il de nous après la mort ? Rien, sinon le souvenir qu’en ont ceux qui restent, les proches : ce qui est déjà quelque chose. Il est assez surprenant de noter que l’Inde a connu aussi, il y a plus de 2600 ans, un courant philosophique matérialiste initié par le penseur Chârvâka (i) et ayant pas mal de points communs avec la philosophie matérialiste grecque antique (Démocrite, Épicure et Lucrèce).
La mort n’est rien pour nous
Toutes nos perceptions et nos connaissances nous parviennent par les sens et les sensations que nous avons des choses environnantes. Pour les épicuriens, la connaissance ne peut nous parvenir que par ce biais-là, et c’est le rôle de notre esprit d’élaborer les connaissances à partir de ce qui nous parvient de nos sens. Lorsque nous sommes morts, nous ne percevons plus rien car nous n’existons plus, nous ne sommes plus vivants, c’est pourquoi nous ne pouvons rien dire et rien connaître de la mort. En d’autres termes, lorsque nous sommes vivants, la mort n’est rien pour nous ; et lorsque nous sommes morts, nous ne pouvons absolument pas savoir ce qu’elle est, car nous sommes privés de nos sens et de notre esprit pour pouvoir la connaître.
Il ne manque d’ailleurs pas de récits et de mythes qui nous font peur au sujet de la mort, et plus particulièrement les histoires et les descriptions sur la vie après la mort, ainsi qu’un grand nombre de peurs et d’angoisses distillées par les prêtres à l’époque d’Epicure (et aujourd’hui ?) au sujet des fautes que nous faisons ici-bas et que nous allons payer après la mort. Si la mort n’est rien pour nous, comme le dit Épicure à son disciple Ménécée dans sa célèbre lettre, il est totalement inutile et absurde d’avoir peur ? La philosophie a donc pour tâche sinon de nous « guérir », du moins de nous « soigner » par rapport à cette crainte de la mort, et en cela il est le médecin de notre esprit, car avoir peur de la mort, c’est-à-dire de la vie après la mort, c’est s’empêcher de vivre pleinement. Craindre la mort, c’est nous raconter des histoires et faire que la mort nous croque par petits bouts, au lieu de nous en libérer et ainsi croquer la vie à pleines dents.
Le plaisir est le but de la vie
Ce qui nous reste dans l’existence, c’est l’existence elle-même. Il nous reste notre vie à vivre, et à la vivre le mieux possible. C’est pour cela que le bien suprême est le plaisir. Plaisirs du corps et plaisirs de l’âme, nous devons nous entraîner à les chercher. En fait cette surprenante philosophie antique nous dit que, tout d’abord, et avant tout, il faut envisager le plaisir comme la cessation de la douleur ou de la souffrance. Ressentir du plaisir, c’est lorsque la douleur que l’on éprouvait ou la souffrance de notre âme que l’on subissait viennent à cesser. Et là, nous sommes heureux, nous nous sentons bien. Or, comme nous le savons tous, l’existence ne nous épargne ni douleur ni souffrance, et Épicure dit lui-même que comme la médecine s’occupe du corps, la philosophie s’occupe de l’âme, elle est la médecine de l’âme. C’est ainsi que sa philosophie s’inspire du « Tetrapharmakon » : reprenant un célèbre remède médical de l’Antiquité fait de quatre éléments (cire, suif, poix et résine) qui avait la réputation de soigner pas mal de maladies, la philosophie propose quatre remèdes à quatre maux qui empoisonnent l’existence des hommes : 1) A la peur des dieux, notre philosophe répond que les dieux ne sont pas à craindre ; 2) A la crainte de la mort, il rétorque ce que nous avons vu, que la mort n’est pas à craindre ; 3) A la grande dureté de la souffrance, il soutient que la souffrance est supportable ; 4) Et à l’impossibilité d’atteindre le bonheur comme beaucoup l’affirment, il réplique que le bonheur est facile à obtenir.
Les soins palliatifs
On peut dire que la philosophie est à la vie psychique et mentale ce que la médecine est au corps : elles essaient de trouver les causes de la douleur ou de la souffrance et elles tentent de les guérir, ou bien de les apaiser si on ne peut rien faire d’autre. Comme le disait le docteur Grange, l’invité d’honneur du premier congrès régional de soins palliatifs qui s’est tenu à la clinique Ferrière : « Quels que soient les progrès de la science, nous allons tous mourir un jour ». Le travail de ce médecin vient sans doute rejoindre ce que nous venons de dire de la philosophie d’Epicure : aider les malades à moins souffrir pour pouvoir mieux vivre les derniers moments de leur vie, alors qu’ils savent que leur maladie est arrivée à un stade de non-retour et que leurs jours sont comptés. Ces soins de fin de vie proposent aux malades de leur permettre de réaliser leurs dernières volontés, de faire des choses qui ont du sens pour eux, même si parfois les choses qu’ils considèrent comme prioritaires à leurs yeux ne le sont pas forcément pour les proches.
Il se trouve que ce que l’on veut faire avant de mourir est toujours lié au plaisir. Je désire satisfaire un dernier désir, une dernière volonté pour le temps qui me reste. Citons ces quelques mots tirés du livre du Dr Grange et de Régis Debray (ii), où le Docteur — parlant des malades qui voulaient mourir et qui changeaient d’avis une fois qu’ils avaient passé du temps dans le service des soins palliatifs – résume ainsi les besoins d’une personne malade : « […] les trois besoins essentiels d’une personne en fin de vie étaient respectés : ne pas souffrir, ne pas être abandonné, ne faire que ce qui fait sens pour elle ». Ces besoins ont été pensés par Épicure, car ne pas souffrir est le but de toute existence (pour les malades c’est encore plus essentiel) ; ne pas être abandonné renvoie à la vertu pratiquée dans le Jardin (nom de l’école d’Épicure à Athènes) qu’est l’amitié ; et ne faire que ce qui fait sens pour la personne malade est justement l’hygiène de vie que propose notre philosophe afin de donner du sens à notre existence en s’éloignant de la souffrance dans la mesure du possible. Pour finir, les véritables soins palliatifs pourraient s’appuyer sur cette devise : philosopher, c’est apprendre à mieux mourir, donc apprendre à mieux vivre les derniers moments.