En déplacement à Maurice puis à Rodrigues en marge du Koktèl Fonnkèr indocéanique qui y est prévu en décembre, Paul Mazaka rencontre ici les acteurs de l’industrie artistique. Nous l’avons abordé lors d’une conférence tenue mercredi au Café du Vieux Conseil, à Port-Louis, sur le déplacement des artistes à travers l’océan Indien, organisé par Gavin Poonoosamy. L’entretien évoque le phénomène de « créolophonie » et la question identitaire des îles, entre autres interrogations qui émergent en ces temps de reconnaissance des origines arc-en-ciel.
Nous aimerions d’abord vous confronter à une citation. « Mo kontan ki mwa mo finn ne melanze. Pa laont ki mo ape dir mo enn batar mwa. » Vous retrouvez-vous dans ces paroles que chante Kaya dans Ki to ete ?
Bien sûr ! Ces paroles résonnent en moi et sont partagées à La Réunion. Danyèl Waro, artiste que tout le monde connaît, lui aussi parle de « batarsité ». Je reconnais ce lien avec « batar » parce que je suis mélangé et imprégné de tous les grands courants de culture : l’Afrique, l’Occident, la Chine et l’Inde. Je suis un enfant bâtard parce que j’ai en moi toutes ces cultures, que l’on appelle les cultures pures. Mais de cette « batarsité » et de cette sorte d’impureté, j’en fais une force.
De quelle façon est-ce que cela devient une force ?
J’ai cette capacité de réunir en moi-même ces grands courants de cultures, qui sont multimillénaires et pas toujours compatibles. Notre tour de force, c’est de pouvoir vivre avec cela. Quand nous n’en sommes pas conscients, c’est un fardeau et nous rencontrons des problèmes. Toutefois, quand nous comprenons de quoi il s’agit, nous devenons légers comme une paille. Comprendre cela, c’est la délivrance. Que Kaya dise « batar », que Danyel Waro parle de « batarsité », pour moi c’est la même chose.
À Maurice, quand nous parlons de « créole », cela se réfère chez certains à des descendants d’Africains. Ici, certains peuvent mal le prendre s’ils sont appelés « créoles ». Pour vous, qu’est-ce qu’un créole ?
Il y a l’approche mauricienne que vous venez d’exprimer. Il y a également l’approche française, qui définit le créole dans le dictionnaire comme (quelqu’un aux origines françaises) né dans les îles. Pour nous, à La Réunion, le créole c’est tout le monde. Beaucoup de responsables considèrent le phénomène de créolisation comme cette rencontre entre les gens d’origines différentes. Nous, créoles, nous l’avons considéré au départ selon la définition française. Mais par la suite, en fonction de nos origines et de tous nos mélanges, nous avons intégré ce mot créole.
Cependant, il y a plusieurs mondes créoles. Il y a celui de l’océan Indien, mais aussi ceux d’Haïti, de Guadeloupe et de Martinique. Les gens de La Nouvelle Orléans parlent un vieux français. On peut aussi citer les Cajuns et les Acadiens, entre autres. Par extension, on peut penser que le créole est un mélange de langues. Au Vanuatu, ils ont développé une langue qui leur est propre avec des mots français et anglais pour créer ce qu’ils appellent le bislama. Ainsi, les Vanuatais ont également leur créole.
« Que Kaya dise « batar »,
que Danyel Waro parle de « batarsité »,
pour moi c’est la même chose. »
Peut-on aujourd’hui parler de créolophonie ?
Oui, et il est important de parler de « créolophonie ». Nous venons d’évoquer plusieurs pays qui permettent aujourd’hui de parler de ce phénomène. Nous avons vécu et subi des histoires communes. Celles liées à l’esclavage et à la colonisation, entre autres. D’avoir partagé tout cela engendre forcément la nécessité de se créoliser. Nos peuples viennent de partout. Les esclaves sont venus d’Afrique, les engagés sont venus d’Inde. Et au final, cela nous confère comme un destin commun. Nos histoires communes peuvent engendrer un avenir commun. Celui-ci passe par notre langue, qui exprime notre pensée et qui nous sommes.
Dans ce monde créole, nous pouvons nous comprendre en parlant comme nous le faisons. Mais quand chacun parle vraiment sa langue, ce n’est pas facile de se comprendre. Et au niveau de l’écriture, les graphies sont complètement différentes. Dans la francophonie, donc parmi tous les pays colonisés par la France et qui se retrouvent dans un mouvement, il y a des échanges et des rencontres. Toutefois, nous dans le monde créole, nous restons isolés. C’est dommage !
Votre père Antoine Mazaka est d’origine indienne. Votre mère Alicia Bocquet est d’origine africaine, malgache et bretonne. Vous avez eu à un moment de votre vie un questionnement sur vos origines. Pourquoi est-ce important pour les peuples des îles de s’intéresser à leur généalogie ?
Quand vous n’avez pas d’autres repères, quand vous ne connaissez votre histoire, vous êtes ignorant de votre passé. Une forme d’amnésie existe à ce moment. La généalogie permet d’une part de combler tout cela. Elle est, cependant, une filiation de réflexions : d’où est-ce que je viens, quelles sont les origines de mes parents, et ainsi de suite. Cet aspect de filiation est également important. En temps normal, ce serait compliqué de faire sa généalogie parce que l’histoire nous apprend nos racines d’une façon générale.
« Il est important de parler de “créolophonie” »
Cette réflexion identitaire a débouché sur un livre que vous co-écrivez avec José Macarty, « Être et ne pas être – Introduction à la philosophie réunionnaise » (éditions Komkifo). De la dualité entre comment on vous présentait et comment vous vous ressentiez, comment êtes-vous parvenu à répondre à la question « qui suis-je » ?
D’une part, par la généalogie. Quand je n’avais pas connaissance des origines de mes parents, j’étais dans un brouillard total, qui me pesait et me handicapait énormément. Comme je n’avais pas d’autres références, d’histoires ou de documents, je m’étais posé la question toute bête de savoir qui je suis. Je suis l’enfant de mon père et de ma mère, et de l’ensemble de leurs origines, tout simplement. Rien qu’avec cette première réponse, je suis riche. Je suis riche de ces cultures que mes parents m’ont léguées.
Ce que j’évoque ici, c’est l’identité biologique ou génétique. Mais il y a également l’identité culturelle. Elle est faite de l’ensemble des perceptions que l’on a depuis qu’on est venu au monde. Par exemple, depuis que je suis né, j’entends la cloche de l’église sonner parce que j’habitais à côté. J’entends aussi les « tanbour malbar » quand il y a des cérémonies. J’entends aussi les pétards quand il y a le jour de l’An chinois. J’entends aussi le muezzin à la mosquée qui appelle à la prière. Je goûte également les plats et les mets que mes parents mangeaient tous les jours. Ainsi, mes cinq sens sont en éveil. J’apprivoise mon environnement avec mes sens et cela forge mon identité culturelle.
En quatrième de couverture, il y a cette sublime phrase : « Les Réunionnais sont un et multiples en même temps, et bien plus encore… Parce qu’ils sont de toutes origines, ils portent en eux l’avenir. » L’avenir est-il dans le métissage des peuples ?
Bien sûr ! J’avais dit cela en 1991. Je venais d’être nommé directeur de la culture (Ndlr : au Conseil général de La Réunion) et les journalistes m’avaient interviewé. J’avais dit deux choses. Dans un journal, j’avais déclaré que nous incarnons les espérances du monde. Et dans un autre, j’avais expliqué que quand je fais mon parcours intérieur, celui-ci me renvoie à mes origines. Donc, je ne peux pas me replier sur moi-même. Sinon, cela me renvoie au monde. Nous incarnons les espérances du monde et j’avais même dit à l’époque que le monde était réunionnais.
Dans ce cas, comment affronter le racisme et le communautarisme qui nous divisent ?
Il faut d’abord enseigner afin que les jeunes connaissent leur histoire. Quand je regarde ma famille et mes origines, j’ai des frères et sœurs qui sont « malbar » et noirs avec des cheveux bien droits, j’ai des sœurs qui sont blanches. L’une de mes sœurs et moi avons des cheveux « kaf » (Ndlr : afro) comme on dit chez nous. Comment je peux être raciste ? Parce que sinon, je renie mon frère et ma sœur.
Après, il y a des formes de racisme de races, de rangs et de niveaux, qui sont plus liées à des questions sociales et des injustices. Par exemple, ceux qui sont noirs vont dire qu’ils ne trouvent d’emploi en raison de leur couleur de peau. Il y a également un autre exemple récent à La Réunion. Quand des Sri-Lankais ont débarqué, beaucoup de gens n’étaient pas contents. Pourquoi ? Parce que ces gens se battent depuis des années pour avoir un logement ou une aide.
Pour eux, voir des migrants débarqués et être mis dans un hôtel en attendant qu’une solution soit trouvée crée une injustice et occasionne un racisme. Mais il faut bien lire derrière tout cela, car ce n’est pas un racisme de couleur. Quand les gens se retrouvent dans des positions sociales compliquées, ils ne comprennent pas pourquoi d’autres qui arrivent sont mieux traités qu’eux.
« Nos histoires communes peuvent engendrer un avenir commun »
Une question d’ordre plus personnel mais qui nous semble pertinente à ce stade pour la compréhension de votre philosophie. Si aujourd’hui on vous demande quelle est votre religion et en quel Dieu croyez-vous, que répondez-vous ?
Ma religion est celle de mon identité et de ma culture. Comme je le disais, j’entends les cloches de l’église, le « tambour malbar », le muezzin de la mosquée. Je vais à la pagode, je perpétue le culte des ancêtres et le « servis kabaré ». Tout cela ensemble, c’est ma religion.
Vous semblez également avoir été beaucoup nourri de vos voyages et de vos rencontres. Peut-on dire aujourd’hui que vous êtes un amoureux des gens qui vous entourent ?
Oui, c’est cela le mot qui importe. Évidemment que je me bats pour une identité réunionnaise, mais je sais qu’il faut dépasser cela. Pour moi, la seule vraie identité qui compte, c’est l’identité humaine. Souvent l’identité culturelle cause quelques petits problèmes, car elle peut compter des préjugés ou des a priori, qui m’empêchent d’être vraiment tolérant vis-à-vis des autres. Donc, l’identité culturelle n’est pas une fin en soi. Ce qui est primordial, c’est que nous sommes tous des êtres humains. Pour parvenir à saisir cette idée, il y a des étapes à franchir.
Vous avez déclaré : « J’ai baigné dans la maison tant dans l’opéra, le séga, la chanson française et le blues. » En tant que directeur du Pôle régional des musiques actuelles , pourquoi considérez-vous comme vital d’investir dans la musique ?
Comme tous les arts, la musique est l’expression de notre âme. Et parmi tous les arts, elle est la plus populaire. Mais il y a à la fois son intérêt et son travers. Par exemple, quand dans un concert Danyèl Waro chante Batarsité, c’est la fête et les gens dansent. Ils n’analysent pas les paroles car ils ne sont pas là pour cela. Voilà le danger !
J’avais essayé à une époque d’organiser avec des artistes une tournée dans l’île pour qu’ils déclament leurs textes au lieu de les chanter, afin que le public y soit attentif. Même pour les séga, il est important de capter leurs messages. La musique, il faut l’aborder sous deux aspects : festif et descriptif. Derrière, il y a une portée morale.
De nos jours, beaucoup de textes sont écrits d’après la sonorité des mots et non leur réel sens. Qu’est-ce qui fait un bon texte ?
C’est la façon de le dire, de le chanter ou les arrangements musicaux insérés. Avec un seul texte et une seule mélodie, on peut avoir plusieurs arrangements et harmonisation qui apportent des tons différents. Ils suscitent dès lors une écoute différente. Il n’y a pas véritablement de recettes.
Nous ne savons pas trop pourquoi certaines chansons deviennent des tubes à succès. Quand on les analyse, on se dit que peut-être dans la mélodie il y a quelque chose qui reste en tête. Mais pour ma part, je pense qu’il s’agit de la force de l’interprète. Un texte peut être écrit par un auteur et une musique réalisée par un compositeur, et il y a un interprète qui souvent a un rôle important. C’est lui qui donne du caractère à l’œuvre et au texte.
Quel conseil donneriez-vous à des jeunes qui doutent de leurs rêves ?
Ce serait facile de leur dire de ne pas douter, mais ce n’est pas aussi simple que cela. En fait, c’est de croire en leur rêve. Si on rêve vraiment, si au fond de soi-même on sent qu’on est aspiré, il faut y croire. J’aime les gens qui ont la foi.
Et qui se battent pour…
Oui, c’est important. Quand on a la foi, on se bat. Quand on a la foi, on fait. On dit beaucoup de choses sur la foi, notamment qu’elle déplace des montagnes. Mais la foi, c’est cette force qui nous pousse à dire « c’est ça que je veux, j’ai foi en moi ». La peur empêche souvent les rêves de se réaliser. Mais quand on a foi en un rêve, on a foi en soi. Et à ce moment, il faut y aller et ne plus avoir peur.
Interview réalisée par Joël Achille
À propos de Paul Mazaka
Né en 1946 à La Réunion, il est l’avant-dernier enfant d’une fratrie de dix. Musicien, organisateur de festivals et de tournées, il a agi comme directeur des affaires culturelles au Conseil général de La Réunion et avait créé le premier festival de jazz et de musiques populaires à l’île sœur dans les années 80, accueillant notamment Ernest Wiehe à sa deuxième édition. Paul Mazaka a également côtoyé et accompagné des artistes de renom tels Danyèl Waro, Granmoun Lélé et le groupe Ziskakan, qui menaient un combat en faveur de la reconnaissance du maloya, de la langue et de l’identité créole. Depuis deux ans, il a été nommé président du Pôle régional de musiques actuelles de la Réunion.
« Être et ne pas être »
Publié par les Éditions Komkifo de La Réunion, l’ouvrage s’est, à ce stade, vendu à plus de 2 000 exemplaires, requérant de nouvelles impressions. Avec José Macarty, Paul Mazaka explore la philosophie réunionnaise, en exposant des questions identitaires dans lesquelles peuvent se retrouver les peuples des îles, brassés par une multitude de métissages dont ils ignorent souvent les origines. On lit ainsi en quatrième de couverture : « Ce livre affirme une vérité toute simple. Les Réunionnais, au fil du temps, se sont construits une philosophie moderne centrée sur deux concepts : être ou ne pas être et le contournement. »