On s’habitue… c’est tout !

« On n’oublie rien… de rien. On n’oublie rien… du tout. On n’oublie rien… de rien. On s’habitue,… c’est tout. » Des paroles que l’on ne peut non plus oublier une fois entendues, bien que sorties en 1972 tout droit de l’esprit d’un certain Jacques Brel. Soit l’année même de la sortie d’un document aux propos tout aussi révélateurs, si ce n’est carrément prophétiques : le fameux rapport Meadows sur la croissance, et dont les conclusions auront alors largement déplu aux conservateurs, politiques et autres économistes en herbe. Et qui ne semble pas plus émouvoir d’ailleurs aujourd’hui.

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Il est vrai que le temps a passé, et qu’en un demi-siècle, l’eau a eu mille fois le temps (comme la valse du même Brel) de passer et repasser sous les ponts. Cinquante ans qui nous séparent des paroles du grand Jacques et du non moins grand Meadows, et qui semblent s’être perdues dans les méandres de l’oubli. C’est que la mémoire humaine n’est pas éternelle, et paraît même hautement sélective. Parce que tout fait est obligatoirement rattaché à l’échelle de nos existences, quand bien même la science et l’histoire viennent constamment nous rappeler d’autres réalités.

C’est entre autres le cas du climat, dont nous assistons à une déstabilisation constante depuis plusieurs décennies sans davantage globalement nous en émouvoir. Dans ce cas, c’est ce qu’on appelle « l’amnésie écologique », pathologie qui nous touche tous, indifféremment de notre condition sociale ou de notre situation géographique, à l’exception naturellement de ceux dont le métier consiste à prévoir et avertir, et donc dans ce cas aux chercheurs et climatologues.

Cette forme d’Alzheimer nous rend-elle sénile pour autant ? Certes, non ! Car cette maladie, dont nous souffrons à des degrés divers, est somme toute tout à fait « normale », faisant partie de notre moi profond, et qui caractérise tout être humain normalement constitué. Et ce, même si elle peut bien entendu avoir des effets pervers. Car cet « oubli » de l’histoire de l’environnement et des connaissances de la nature n’est pas sans conséquences. Le problème, ici, n’est donc pas vraiment lié à la relative brièveté de notre vie, mais davantage à notre psychologie, où le présent apparaît bien plus ancré dans notre psyché que le passé, ce dernier perdant en puissance au fil des années qui passent.
Prenons le cas du réchauffement climatique. Nous avons beau tous savoir qu’il nous promet le pire, voire même la disparition de toute forme de vie sur Terre, la menace ne nous apparaît pourtant pas vraiment réelle. Combien d’entre nous ne se font-ils d’ailleurs pas la réflexion, lorsque le thermomètre s’affole en été, que « c’est normal, puisque c’est l’été ». Avec comme points de référence évidemment, les étés précédents. En fin de compte, à nos yeux, seule notre expérience fait sens. Une expérience qui peut, dans le meilleur des cas, remonter à 15 ou 20 ans, voire un peu plus, mais qui inscrit dans tous les cas le présent dans une « nouvelle réalité que l’on connaît », car distillée sur un laps de temps ayant permis progressivement son acceptation.

Sauf que, dans le même temps, l’étude du climat s’inscrit, elle, dans une logique scientifique, et replace les hausses de températures dans leur juste contexte, le tout soutenu par des analyses rigoureuses et échelonnées sur de longues périodes. Ainsi apprend-on que la succession de journées de très fortes chaleurs n’est « pas si normale que ça ». Que si ces phénomènes ont toujours existé, aussi longtemps que nous ayons vécu et même que nous puissions avoir des relevés fiables, leur fréquence, elle, s’est multipliée depuis plus de deux décennies. Une évolution que la météo constate, mais qu’un jeune cerveau humain moyen ne peut accepter, ni même réellement comprendre. Une amnésie qui se caractérise également en ce qui concerne l’effondrement de la biodiversité, et dont nous ne pouvons comprendre l’intensité que par le biais de la science, le phénomène s’échelonnant ici aussi sur de longues périodes.

Paradoxalement, le fond du problème vient de ce qui fait (et a toujours fait) en d’autres occasions notre force : notre faculté d’adaptation. Aussi sommes-nous quelque part « programmé » à faire fi du passé pour nous concentrer sur la seule réalité qui compte : le présent. Une obligation de s’adapter à de nouvelles réalités qui nous a permis de survivre pendant des centaines de milliers d’années mais qui, aujourd’hui, nous pousse à renier les drames qui se jouent, et par ricochet à démissionner de nos responsabilités. En six mots, « on s’habitue… c’est tout » !

Michel Jourdan

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