Miselaine Duval est une enfant de l’indépendance. À 30 jours du cinquantenaire tant attendu, la comédienne et dramaturge partage avec nous ses passions, ses désirs et analyses sur le pays, la société et, bien sûr, l’évolution des métiers du spectacle. Une parole généreuse et ferme à la fois, comme cette personnalité, à la fois puissante et vulnérable, qui ne laisse jamais indifférent.
Que représentent pour vous les 50 ans de l’indépendance et quelles réflexions cela vous inspire ?
L’indépendance veut dire liberté de pouvoir créer ce qu’on veut, créer un pays, se mettre debout, avoir sa propre identité, travailler, etc. Et c’est une grande joie pour le pays de se dire que cela fait 50 ans que Maurice fait plein de choses par elle-même, évolue et arrive à un niveau jamais atteint. Je suis fière d’avoir vécu 46 de ces 50 ans et d’être arrivée quatre ans après, en 1971.
Je peux dire avec reconnaissance et humilité que j’ai tourné dans beaucoup de pays, et quand je vois l’histoire de mon pays depuis qu’il a pris sa destinée en main, j’en suis fière. Je connais les voisins d’à côté, je connais l’Afrique et l’Europe, et je suis fière de vivre dans un pays où toutes les couleurs vivent ensemble, fière aussi de voir qu’il existe ici des gens qui font tout pour pouvoir vivre réellement le vivre-ensemble.
Même s’il y a des hauts et des bas, le fait de se mettre debout contre les négativités et de pouvoir dire aujourd’hui que nous sommes un pays qui s’en sort, et qui n’arrête pas de s’améliorer et d’avancer me réjouit. Nous ne passons pas juste notre temps à copier ce qui se passe ailleurs, et je veux croire que, dans beaucoup de choses, nous sommes plutôt en train de vivre les quatre couleurs de notre drapeau. J’ai aussi envie que le pays puisse combattre tous ces fléaux qui veulent nous diviser, et que les 50 ans montrent et consolident l’unité. Mes valeurs suprêmes sont l’unité et le respect. Parce que quand nous fêterons les 100 ans de l’indépendance, je souhaite que nous parvenions à valoriser encore plus l’être humain.
Diriez-vous que Maurice a pleinement accompli son indépendance aujourd’hui ?
Je ne suis pas une experte de ces questions, je ne donne que mon avis de citoyenne et de comédienne. Je crois qu’il y a encore beaucoup de choses à faire dans beaucoup de secteurs, mais je dirais que techniquement, on s’en sort bien. Globalement, oui Maurice a réalisé son indépendance. C’est un peu comme une maison pour laquelle on continue de planifier des points à améliorer, les évolutions à apporter, des choses à rectifier, d’autres à éliminer ou à revoir.
Quelles seraient ces choses à améliorer par exemple ?
Je pense particulièrement aux abus qu’il faut éliminer. Je pense au respect de l’autre et à la méritocratie qu’il faut encourager, et puis il faudrait vraiment arrêter le système du “konn kikenn”, afin que l’on puisse vivre dans un pays où chacun mérite la place où il est. Je parlerais des aides qu’il faudrait donner à ceux qui en ont vraiment besoin, des projets qu’il faudrait regarder dans leur ensemble et non pas à travers un petit coin, d’un seul œil… Nous sommes un petit pays quand même. Cela prouve qu’on peut faire beaucoup avec peu de chose. Il ne faut pas attendre d’avoir beaucoup de choses pour faire de grandes choses. Et puis, il ne faut pas arrêter de cultiver le côté individualiste chez les Mauriciens.
Plus généralement, que signifie pour vous le mot indépendance en tant que femme, citoyenne et comédienne ?
Pour moi l’indépendance, c’est avoir tous les moyens de s’exprimer, c’est être pleinement ! Je peux m’épanouir en tant que citoyenne. Quand j’entends parler de notre île à l’extérieur, de nos réalisations depuis l’indépendance, j’en suis très fière. L’île Maurice, c’est des gens débrouillards, des citoyens qui bossent et qui évoluent. J’entends plein de belles choses, et je vois aussi, en toute modestie, ma contribution. Quand j’ai commencé le théâtre, il n’y avait pas de cours, rien de ce qu’on peut trouver aujourd’hui comme aide et encadrement.
Les Komikos font leur miel avec les conformismes de la société, notamment sur la femme, sur le corps, les personnes différentes, un peu enveloppées, par exemple. Est-on particulièrement conformiste à Maurice ? Pourquoi est-ce important d’en parler et d’en rire ?
La société, c’est l’école de la vie, même les choses les plus anodines de la vie quotidienne… Un jour, je rentre dans des toilettes publiques parce que je me sentais mal et j’avais mal au ventre. Je tombe sur des adolescentes qui sont toutes contentes de me voir et veulent faire un selfie avec moi. Alors, je leur demande d’attendre que je sois passée aux toilettes. Dans ce genre d’endroit, on entend tout, comme dans un salon. J’étais gênée car mon ventre a fait des sons bizarres, mais les filles de l’autre côté de la porte étaient mortes de rire. Je n’osais plus sortir, mais j’ai fini par tirer la chasse d’eau. Je me lave les mains et je me tourne vers elles, je les regarde les yeux dans les yeux, et je leur dis : « Je vous ai bien fait rire à mes dépens. Désolée, mais ça peut arriver à tout le monde d’avoir mal au ventre. »
Je peux mettre ce genre d’anecdote sur scène, je prends mes expériences, ma vie, mon armure de graisse si tu veux, et je les mets sur scène. Je prends les problèmes des couples, les réalités de la vie, les trucs d’actualité, et j’en fais des comédies ou des sketchs. J’ai choisi cette écriture parce que les gens se retrouvent dans ce qu’on leur montre. Les gens voient les travers de la vie, peut-être même leurs propres travers, et ils en rient ! Ils rient parce qu’ils se regardent dans le miroir du théâtre, et parce que ce qu’on leur montre est vrai. Il me semble que je ne suis pas loin de Molière sur ce plan, je suis une Molière à la créole ! Il avait vu ce qu’il fallait voir de la société des humains et il en a fait quelque chose d’universel.
Mais quelles sont les conséquences de ces conformismes ? Pourquoi faut-il prendre de la distance par rapport à ça ? Se battre contre ça ?
Je ne me bats pas vraiment, mais disons que je me bats là où il y a un mal-être, un manque d’information, un niveau de culture insuffisant. Souvent les problèmes que nous soulevons nécessitent une forme d’éducation qui n’a pas été reçue finalement. À qui vais-je demander de respecter une femme obèse ? Peut-être que cet homme ou cette femme qui manque de respect est mal dans ce qu’il ou elle est, dans ce qu’il ou elle vit… Et qui peut venir me dire aujourd’hui que c’est facile de juger les obèses ? Au fond, on ne peut juger personne parce qu’on n’est pas dans sa peau… Ça fait mal par exemple d’avoir en face de soi un bipolaire, mais je ne suis pas dans la peau de ce bipolaire, comment pourrais-je le juger ? Alors quand je vais tenter de jouer un rôle de bipolaire et qu’il va peut-être se regarder, ou que quelqu’un d’autre le verra, il prendra ce qu’il veut, mais ça peut aider à être plus tolérant. J’ai souvent des gens qui me remercient d’avoir tellement ri d’un spectacle et qui me font remarquer en même temps qu’ils ont bien vu aussi la morale qu’il y avait derrière. On rit d’une réalité, d’un vécu, d’un tableau de vie, d’une vérité.
Êtes-vous d’accord avec de Chazal quand il dit que l’Île Maurice cultive la canne à sucre et les préjugés ?
Oh, j’ai vu ça partout ! C’est universel. J’ai vu pire ailleurs, mais je peux voir pire encore ici aussi, ça peut aller comme ça à l’infini. Finalement, c’est toujours plus tolérable chez soi, parce qu’on connaît son territoire. Ce que dit de Chazal est poétique, mais en réalité ce qu’il dénonce est universel : les préjugés, ceux qui calculent les autres, et maintenant Facebook qui est venu enrichir cela superbement (rire) !
Comme je cherche régulièrement des acteurs, je vois souvent des stagiaires en répétition, qui sont là, tête rivée sur l’écran de leur téléphone pendant que leurs collègues répètent. On apprend beaucoup en regardant les autres jouer quand même ! J’ai fini par demander au stagiaire de se déconnecter de là-bas et de se connecter ICI AVEC NOUS, MAINTENANT. Je fais régulièrement ce genre de remarque de nos jours.
Vous avez commencé votre carrière comme enseignante en “moral values”. Finalement, être comédienne, n’est-ce pas une manière d’enseigner les valeurs morales autrement ?
Oui, d’une certaine manière. J’ai eu les élèves devant moi pendant sept ans, je leur expliquais les sujets psychologiques et physiologiques, les relations humaines. Plus tard le prendre et le mettre sur scène, ce n’est pas tout à fait près mais ce n’est pas loin non plus. J’ai joué pour la première fois à l’âge de 12 ans. L’avantage du théâtre pour moi, c’est que c’est ma passion ! Le théâtre, c’est ma passion, ma mission, ma vocation ! Quand tu l’as trouvée, tu t’arrêtes là et tu te dis, ça y est, j’ai compris. Mais tout ce que j’ai fait avant m’a apporté aussi.
Comment analysez-vous l’évolution des métiers de la scène dans cette île Maurice indépendante pendant vos 46 années ?
Je crois qu’il y a encore beaucoup de travail à faire. Maintenant, la question est de savoir qui va faire quel travail… Parlons des artistes en premier lieu. Les nouveaux, ceux qui sont en train de naître, et aussi ceux qui sont déjà là depuis longtemps : nous faisons ce que nous voulons faire, et nous devons arrêter d’attendre que d’autres nous demandent de le faire. Nous avons à faire ce qu’il faut. Il faut aussi savoir quelles batailles nous devons mener pour y arriver, sans entrer dans des choses où l’on risque de se perdre. Tout commence par la création, mais après, il faut la vendre. Je dis pour tous les artistes futurs et ceux qui sont déjà là : il n’y a pas de concurrents dans le domaine artistique. On n’est pas comme les “fast-food” avec des concurrents. Vous faites un spectacle ? Travaillez-le ! Et si un public vous aime, il viendra vous voir, c’est tout. Le monde artistique est un univers à part, mais il faut travailler dur.
Maintenant à Maurice en 2018, énormément de choses pourraient encore se concrétiser, car nous souffrons d’un manque cruel de formations et de structures. Et ceux qui ont le pouvoir, les membres du gouvernement devraient s’attaquer à ces questions pour l’encadrement des artistes. Plus il y aura de formations et des écoles permettant de produire son art, de connaître ses droits en tant que créateur, mieux ce sera !
Des professionnels existent à l’extérieur et des pays ont déjà monté ce genre de structure, des comités ou associations qui savent ce qu’il faut mettre en place pour les artistes. On ne demande pas au gouvernement de simplement donner de l’argent, mais de jouer son rôle pour aider l’artiste à se mettre debout. Il faut savoir à qui donner le coup de pouce, au bon moment. Mais avant tout, il faut des structures pour tout le monde. Développer une culture artistique, cela doit commencer dès que l’enfant arrive en maternelle, et cela ne peut pas concerner seulement les écoles privées et les écoles d’élite. Que fait-on des artistes qui ne sont pas dans ces écoles-là ? Eux aussi doivent avoir la possibilité d’évoluer ! Ensuite, c’est à l’artiste de prendre ses responsabilités, de passer à l’action, d’arrêter de se plaindre et de saisir sa chance.
Notre pays a été réveillé artistiquement. Avec les Komikos par exemple, nous avons obtenu une reconnaissance du public par rapport au théâtre. Henri Favory nous avait précédés, le théâtre contemporain aussi, et il continue. Pour notre part, nous avons réussi à prouver qu’on pouvait vivre du théâtre d’humour à Maurice. Et le Komiko Comedy Art Club, que nous venons d’ouvrir à Bagatelle, emploie 15 personnes à plein-temps, mais attention, on n’est pas milliardaire non plus.
Aujourd’hui, il faut voir le terrain, analyser les possibilités, mais ça ne doit pas être considéré comme de l’assistanat. Un artiste ne peut pas être traité comme un assisté, car son rôle est justement, par son art, d’aider son pays à aller de l’avant. Quand je présente des créations, je ne vais pas montrer le travail du ministère des Arts et de la Culture ou celui du ministère des Finances ! Chacun sait ce qu’il a à faire.
Enseigner la culture à l’école ne sert pas seulement à révéler des artistes, c’est important pour la formation de tous…
Oui bien sûr et même plus que la formation, c’est important pour l’être humain et pour cette indépendance dont nous parlons aujourd’hui, l’indépendance de nos cerveaux. L’élève n’est pas juste là pour vivre une course académique. Il a aussi une course éducationnelle à accomplir et un parcours culturel, artistique ou créatif. Demain, quelqu’un peut venir apprendre le théâtre au Komiko Comedy Art Club, pas juste pour devenir comédien… Certaines personnes ont toute une liste de diplômes, mais… « Pa kapav koz divan dimounn ! »
Les Komikos semblent avoir exploré tous les registres de la comédie et de l’humour, de la farce à la satire, au théâtre, en caravane, à la télévision, dans des festivals, à Maurice et à l’étranger, et même au cinéma dans le long-métrage « Panik » l’année dernière. Quels sont vos rêves aujourd’hui ?
J’ai encore beaucoup de rêves, mais j’ai appris à ne pas les rendre publics, avant de les réaliser. Nous avons 23 ans d’existence, nous venons de faire un film, nous sommes en train d’ouvrir le Comedy Club. Nous sommes très contents d’avoir démarré tout cela. Nous avons des objectifs à atteindre, notre plume changera un peu… Des choses arriveront. Je n’en dis pas plus.
Parlons du présent alors…
Nous mettons une scène ouverte à la disposition des jeunes artistes, qui peuvent se produire tous les lundis. Ils nous contactent, nous montrent leurs projets, et si c’est bien, ils présentent leur création au public le lundi, ce qui est possible dans toutes les formes d’art de la scène : chant, danse, théâtre, drame, humour… Et le public qui vient les découvrir a droit à des billets moins chers que pour les autres spectacles (Rs 200 au lieu de Rs 250). Nous pouvons les orienter vers des coaches, des producteurs, etc. Ils seront encadrés par des parrains et des marraines que nous avons identifiés. Les mardis, nous présentons des duos comiques avec un invité en musique ou chanson. Les mercredis, c’est la Police tropicale et en fin de semaine, nous présentons notre nouvelle pièce Konpagnié. Le festival du rire revient aussi cette année, en mai. Ce sera la 8e édition.
En tant que comédienne durant toutes ces années, quelles ont été vos expériences les plus marquantes, celles qui vous ont boostée ?
Beaucoup de choses, par exemple quand je devais louer le Plaza ou le théâtre de Port-Louis, et que je devais attendre des heures, des fois les larmes aux yeux, et supplier pour nous permettre de jouer. On était connu mais pas assez, il nous a fallu par exemple trouver des sponsors pour pouvoir louer un théâtre à Rs 350 000 pour trois semaines ! Je n’ai pas arrêté de frapper à des portes. Il m’est arrivé d’attendre des gens qui avaient le pouvoir d’aider, pendant deux heures et ils me renvoyaient. On est marqué par les gens qui vous mettent des bâtons dans les roues, mais finalement, ça nous fait aller encore plus loin. Les préjugés, parce qu’on faisait du théâtre créole, m’ont beaucoup blessée aussi.
Mais ce qui m’a stimulée positivement, c’est évidemment l’amour du public pour notre art et notre théâtre. Nous sommes encore là grâce à lui. Le 1er festival du rire le 1er septembre 2010 m’a enchantée, mais ce qui m’avait le plus émue à l’époque, c’est la Caravane du rire, lorsque nous avons transformé un “container” de vingt pieds carrés en salle de théâtre et que nous l’avons mis sur un camion en 2009. Nous n’avions pas encore de théâtre à ce moment-là. J’avais vu ça en Europe. La caravane est une manière de dire que nous bougeons tout le temps, et nous l’avons fait, nous avons évolué notre mission. Comme disait le prêtre hier matin, les artistes sont un cadeau, le reflet dont tout le monde a besoin.
La vie des gens ordinaires, les relations sociales sont la première source d’inspiration de votre théâtre. Comment percevez-vous l’évolution de tout cela à Maurice ?
Les journalistes reprennent le plus souvent les informations négatives, mais si on avait une radio positive, qui nous dirait qui est né ce matin, qui a aidé son voisin, qui est le bon policier qui a aidé quelqu’un, qui a été le ministre qui a fait son travail comme il faut, s’il y avait des gens sur Facebook qui passent leur temps à dire ce qui est bon, raconter comment ils ont pu réussir malgré les difficultés, n’aurait-on pas un peu plus d’espoir et d’enthousiasme ?
Je vois que les gens sont devenus plus individualistes. J’ai peur quand je vois à quel point les gens peuvent être méchants parfois, quand je vois les dégâts que fait Facebook dans la société. J’ai mal quand je vois que les gens sont devenus très personnels. Le collectif a perdu de son sens. Je vois les maux qui brisent la société et les gens qui cherchent des moyens de se détendre, de se sauver de la réalité. Que faire pour se sortir de là ? On fait la course pour avoir le dernier téléphone ou la dernière tablette comme les autres. Le pouvoir du marché est fou.
Alors, comment rire de tous ces sujets ? J’ai peur pour mes enfants, pour la jeunesse qui se lève. A priori, internet est bénéfique, mais quand Facebook est mal utilisé, c’est terrible et ça n’aide pas les individus et la société à progresser. Pourtant si nous mettons tous la main à la pâte, il y a toujours l’espoir de redresser les choses, d’avoir une meilleure vue sur beaucoup de choses, et les faire évoluer dans le bon sens. Quand je vois dans notre salle de théâtre des hindous, des musulmans, des chrétiens, des sino-mauriciens, des franco-mauriciens assis côte à côte et rire tous ensemble de notre théâtre, j’ai de l’espoir. C’est un vrai bonheur !