Malenn Oodiah : « La crise de confiance dans les institutions entraîne la défiance des citoyens »

Malenn Oodiah a lancé ce vendredi son livre, Manifeste de l’Avenir. Il y décline une vingtaine de thématiques qui, espère-t-il, seront utiles aux partis politiques qui, en cette période de campagne, se penchent sur leur programme électoral. « Le Manifeste de l’Avenir est une contribution citoyenne à la campagne pour les législatives 2024. Un temps fort sera la présentation par les partis et alliances politiques de leur programme électoral pour les cinq prochaines années », explique-t-il. Précisant que son ouvrage est le fruit de plus de sept ans de recherche, d’analyses et de réflexions, il dira, dans l’interview accordée à Le-Mauricien, avoir constaté que « la crise de confiance dans les institutions du pays est profonde et entraîne la méfiance et la défiance des citoyens ».

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Vous publiez ce vendredi Le Manifeste de l’Avenir. Pouvez-vous nous parler de votre motivation derrière cette publication ?

Nous sommes en campagne électorale pour les législatives. C’est le moment de faire un bilan et de voir comment gouverner le pays pour les cinq ans à venir. Les partis et alliances nous demandent un mandat, et c’est la moindre des choses qu’ils expliquent ce qu’ils comptent faire et que cela fasse l’objet d’un débat démocratique pour voir la faisabilité de leurs propositions. Le monde traverse une profonde crise structurelle, un grand moment de bascule inédit. Il faut intégrer cette nouvelle donne et en tirer les conséquences pour dessiner les contours de l’avenir de notre société. C’est ce que j’ai essayé de faire.


Quelle est la logique derrière ce programme. Voulez-vous améliorer la situation existante, corriger des manquements ou apporter des idées nouvelles ?
La profonde crise structurelle et le moment de bascule dont je viens de parler servent de toile de fond à la logique derrière ce manifeste. Déjà dans Pour une révolution tranquille : le Rêve Mauricien Vert Humain Moderne 2017, et aujourd’hui avec Le Manifeste de L’avenir, j’ai identifié et analysé une vingtaine de problématiques. Nous avons fait et faisons un état des lieux critique des choix et orientations, et faisons des propositions.

Le temps est à l’imagination et à l’innovation pour des solutions à la hauteur des nouveaux enjeux. Dans ces deux livres, il y a de nombreuses nouvelles idées proposées. Il s’agit de bien les apprécier pour voir leur opérationnalité. Le défi consiste à articuler les solutions à court, moyen et long termes. Le temps n’est pas aux Quick Fixes.


Vos propositions découlent-elles d’une démarche personnelle ou d’une réflexion en groupe ? Qui sont les principaux contributeurs ?

C’est une démarche personnelle. Bien évidemment, je me suis nourri d’idées et de réflexions provenant de plusieurs sources, ailleurs dans le monde et à Maurice, auprès de citoyens, d’experts et d’analystes. Je les ai contextualisées. Ceci étant, j’assume l’entière responsabilité du contenu du manifeste.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle dans les différents domaines que vous évoquez dans votre livre ? 
Difficile d’effectuer cet exercice en raison de la complexité de l’ensemble, de l’interdépendance des problématiques, pour dégager une hiérarchisation des priorités. Tout est prioritaire ! Il y a dans le manifeste beaucoup de propositions sur les domaines qui y sont traités. Ces domaines sont, pour ne mentionner que quelques-uns : le rôle de l’État, le développement, l’environnement, l’aménagement du territoire, l’éducation, la santé, la drogue, la place du pays dans le monde, le vivre-ensemble, la question des femmes et l’avenir de la jeunesse.

Passons en revue les principales propositions de votre livre…
Les thématiques abordées sont résumées dans le premier chapitre du Manifeste de l’Avenir, intitulé Les axes du manifeste, que je me permets de reprendre. Parmi les thématiques qui sont abordées, et qui nous semblent essentielles dans tout programme gouvernemental, il y a :

Écosystème mondial – trêve de nombrilisme : Il nous faut impérativement intégrer les profondes mutations structurelles de la mondialisation, dont celles ayant trait à la géopolitique. Le monde vit une crise du sens, et l’humanité est à la croisée des chemins avec la menace de forces terroristes, intégristes, autocratiques et ses variantes fascisantes. Comment trouver notre place dans ce nouveau monde, avec ses menaces et dangers pour la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale de notre Etat-océan, devrait nous interpeller tous.

Développement : Le sens même du développement réduit à la seule dimension économique pose un problème. Et ce à tous les niveaux – global, régional, national et local. Aujourd’hui, développement se conjugue avec écologie pour relever le défi du dérèglement climatique de la planète, car notre pays est particulièrement vulnérable. Il y a aussi nécessité de revoir le modèle et la stratégie de développement, et repenser ses piliers dans le cadre d’une nouvelle architecture socio-économique et une articulation plus saine des grosses entreprises avec les PME.

Démocratie : Il convient de bloquer et renverser la dynamique autocratique mortifère de ces dernières années. Le passage obligé pour construire l’avenir est le rassemblement de toutes les forces vives, des acteurs du développement et acteurs sociaux. Dans le cadre d’une démocratie vivante axée sur une approche participative. Assurons-nous, pour commencer, d’un équilibre entre les trois pôles de pouvoirs (l’exécutif, le législatif et le judiciaire) pour renforcer le socle de l’État de droit avec la séparation des pouvoirs. Commençons par nous défaire de la Financial Crimes Commission.

Education : Vecteur du changement pour construire l’avenir, l’éducation a besoin d’une révolution. Il y a en jeu l’épanouissement des enfants dès leur plus jeune âge en s’appuyant sur une conception plurielle de l’intelligence pour faciliter l’éclosion des talents. Notre système éducatif est en grande souffrance. Lutter contre les inégalités pour faire repartir l’ascenseur social reste un défi majeur, de même que la formation des enseignants pour intégrer les récentes avancées dans la pédagogie.

Santé : Notre système de santé publique a révélé ses graves carences avec la pandémie de Covid-19. Trois ans après, ces problèmes persistent avec le manque de médecins et de membres du personnel soignant, la pénurie de médicaments, la qualité de nourriture pour les malades et les équipements et infrastructures vétustes. Il y a des signes inquiétants que le gouvernement privilégie le système de santé privé au détriment du système public.

Jeunesse : L’avenir d’un pays, c’est sa jeunesse. Cependant, le triste constat est que les jeunes à Maurice, dans une très grande majorité, ne croient plus dans l’avenir du pays, et ils sont nombreux à vouloir émigrer. Les raisons évoquées sont, entre autres, le népotisme et l’absence de méritocratie. Pour lutter contre la fuite des cerveaux et des talents, une politique innovante est nécessaire pour redonner confiance dans le pays et éviter que le pays se vide d’une bonne partie de sa jeunesse.

Démographie : La problématique démographique doit être appréhendée au-delà de sa dimension économico-financière (ratio de la dépendance des non actifs aux actifs). Le vieillissement de la population est en effet une problématique sociétale complexe. La surenchère sur le montant de la pension pour séduire ce segment de l’électorat est, disons-le clairement, irresponsable. La population âgée va être au cœur de notre société avec de nouveaux besoins divers touchant la vie en société, ainsi que le hardware et software de notre système de santé.

Drogue, violences et insécurité : La drogue fait des ravages et le trafic de drogue est devenu un pilier important de l’économie nationale. La mafia a infiltré les institutions stratégiques du pays. Devant ce fléau qui s’est mondialisé avec ses mafias, ses routes et ses hubs, les bonnes intentions ne suffisent pas. Il faut donner les moyens nécessaires à ceux qui luttent sur le terrain, tant auprès des victimes que contre les trafiquants et dealers, ainsi que les diverses formes de violences qui y sont associées.

Gouvernance et corruption : La bonne gouvernance est une nécessité vitale et tout doit être mis en œuvre pour en finir notre image à l’international massacrée avec les scandales frappant notre centre financier/offshore, et autres affaires touchant la sécurité du pays et le trafic de drogue, avec Maurice comme hub et ses mafias associées. C’est un vaste chantier qui demande un profond réaménagement institutionnel.

République citoyenne : Une république démocratique digne de ce nom doit garantir l’égalité citoyenne; ce qui signifie les mêmes droits à tous ses citoyens. Et cela implique une lutte constante contre toutes les formes de discrimination – genre, appartenance ethnique, orientation sexuelle, personnes ayant un handicap – dans toutes les sphères de la société : politique, entreprise et institutions publiques. C’est le vivre ensemble qui est en jeu.

Femmes : La problématique des droits des femmes, « la moitié du ciel », est multidimensionnelle. Elle mérite d’être traitée avec toute l’attention nécessaire dans le processus de mener le changement. Les dimensions s’interconnectent : les inégalités de chance et d’espérance, les précarités. Il faut s’attaquer au plafond de verre dans les postes de responsabilités dans le public et dans les entreprises privées. Les femmes sont victimes des différentes formes de violences physiques et psychologiques liées en partie à des mentalités toujours animées par la culture patriarcale dominante et les mentalités associées.

État stratégique : Le pays a besoin d’un État stratège pour assurer la planification stratégique sur tous les fronts. Il doit être fort, juste et moderne pour assurer la sécurité des citoyens contre les menaces internes et externes. L’État doit se moderniser, entre autres avec la numérisation des services publics, pour gagner en efficacité avec des gains en productivité. L’État a pour mission d’apporter de la cohérence à travers une articulation des initiatives. Il va de soi que tout cela doit reposer sur le dialogue social.
Inégalités, précarités : Un manifeste digne de ce nom doit mettre à l’agenda les problématiques de concentration des richesses, des inégalités et des précarités, qui sont liées.

Changement, transition et méthode : Un manifeste pour l’avenir doit se décliner en plan d’action concret avec ses orientations et choix. C’est l’affaire de tous les acteurs du développement, des acteurs sociaux et des citoyens. Soyons visionnaires avec une mission commune et des valeurs partagées pour avancer. Il y a exigence d’une révolution intellectuelle pour changer les mentalités afin de porter le changement.

Plusieurs partis politiques ont déjà publié partiellement ou totalement leur programme ou s’apprêtent à le faire. Alors que le parti au pouvoir compte poursuivre le programme déjà entamé, en quoi Le Manifeste de l’Avenir leur sera-t-il utile ?


Nous sommes à deux mois des législatives; les partis ont commencé à présenter des axes de leurs programmes, des mesures. Mais nous n’avons pas un programme global qui couvre tous les volets. Ça ne devrait pas tarder, nous dit-on. Dans la présente conjoncture, Le Manifeste, qui est un document Open Source, peut contribuer à l’élaboration finale des manifestes électoraux et programmes gouvernementaux. Pour une Révolution tranquille, livre lancé il y a deux ans, a été ignoré à une ou deux exceptions près par les partis politiques. Nous souhaitons que ce ne soit pas le cas avec Le Manifeste de l’Avenir, qui suscitera un plus grand intérêt, non seulement pour les politiques, mais aussi pour les élites économiques, intellectuelles et médiatiques.

Vous avez été particulièrement critiques par rapport au régime actuel dans vos différentes prises de position ces temps-ci… Qu’est-ce qui vous irrite dans la politique gouvernementale actuelle ?
Irritation n’est pas le terme. Je suis profondément scandalisé par la gestion du pays dans plusieurs domaines – attaques sur l’État de Droit, base de notre système démocratique, climat de peur et de représailles contre les critiques et opposant du régime, dérives autocratiques, liens organiques avec les mafias qui ont infiltré les institutions, corruption, népotisme, clanisme, gestion catastrophique de l’environnement, avec le Wakashio et les inondations…

Le dossier à charge contre le régime, avec Pravind Jugnauth aux commandes, ces dernières années est lourd, très lourd. Il a été et est toujours le principal animateur des dynamiques mortifères qui sont en train de plonger le pays dans une rapide descente aux enfers.

Des sondages publiés récemment par Afrobarometer indiquent une baisse de la confiance de la population dans plusieurs institutions clés ainsi que dans les parlementaires…
La crise de confiance dans les institutions est profonde et entraîne la méfiance et la défiance des citoyens. La crise de confiance touche de nombreuses institutions, comme la police, le judiciaire, la MBC, les médias et bien d’autres institutions. Le tout renvoie au contrôle et à la manipulation par le pouvoir exécutif pour les nominations concentrées dans les seules mains du Premier ministre. Cette méfiance nourrit le populisme, amplifié par l’aspect toxique des réseaux sociaux, sapant les bases mêmes du vivre-ensemble.


Vous consacrez un chapitre sur la citoyenneté. Or, il a beaucoup été question ces derniers temps des relations entre les religions et les associations socioculturelles avec la politique. Qu’en pensez-vous ?

La citoyenneté est au cœur d’une république démocratique avec sa déclinaison pour garantir concrètement l’égalité citoyenne. La religion relève du domaine privé et ne doit pas être traitée comme relevant de la sphère publique. De nombreux dirigeants à la tête d’associations culturelles instrumentalisent l’appartenance religieuse pour leurs agendas personnels, et souvent sectaires. Et les politiques eux aussi instrumentalisent le sentiment et deviennent prisonniers des forces sectaires. Il faut trouver les moyens pour lutter de manière intelligente contre ces rapports incestueux. Il faut assainir la société.

Est-ce que vous regrettez de ne pas vous être engagé en politique ?

Comment envisagez-vous votre rôle dans la société ?
Non, je ne le regrette pas. Je suis passionné par la politique depuis l’adolescence et mes deux pôles d’intérêt lors des études universitaires, la sociologie politique et la sociologie du développement. Depuis 40 ans, je contribue à ma façon à la vie politique à travers le partage de mes analyses et réflexions sur la vie sociopolitique du pays sur différentes plateformes, comme la presse écrite, les radios et Facebook. J’ai aussi lancé et participé à plusieurs initiatives concrètes, que je continue d’ailleurs. Je continuerai dans cette voie de citoyen concerné et je m’engage à l’élargir et l’approfondir, car je crois fortement à la force citoyenne pour forger la société sur des bases saines.

En fin de compte, à qui s’adresse ce Manifeste de l’Avenir ?

À tous les citoyens de la République, pour nourrir une prise de conscience de la gravité des enjeux et des possibilités de relever les défis actuels et à venir. Cela exige un changement de mentalités, à commencer chez nos élites. En clair, il s’agit d’une révolution culturelle dans laquelle il faut s’engager. Le Manifeste de l’Avenir est un pari sur l’intelligence, le cœur et le bon sens des Mauriciens. Nous pouvons réaliser le rêve mauricien et être une société phare dans ce monde en quête de repères et de sens.

 

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