Malcolm de Chazal et Maurice Merleau-Ponty

EMMANUEL RICHON

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Conservateur du Blue Penny Museum

Des préoccupations communes avec la phénoménologie

C’est peu de dire que Malcolm de Chazal aura eu en France une notoriété et une influence aussi phénoménales que soudaines. Il faut dire que l’écrivain mauricien avait su user d’une véritable stratégie à cet effet. En mars 1947, à Port-Louis, rue de l’Eglise, chez Thomy Esclapon, il publie Sens Plastique II, tiré à 300 exemplaires seulement, ne parvenant à en vendre que huit exemplaires en six mois…

Face à cette déconvenue locale, il ne renonce pas et décide alors d’utiliser une bonne part des exemplaires lui restant sur les bras en les envoyant à des destinataires français de sa connaissance, dont, non sans mal, il s’est procuré les coordonnées. Parmi eux, Francis Ponge et Jean Paulhan. C’est en effet chez le poète du Parti pris des choses, que, par la suite, le peintre et sculpteur Jean Dubuffet découvre Sens Plastique II. La couverture du livre, une œuvre d’Hervé Masson, artiste mauricien, l’attire. Ponge et Dubuffet sont littéralement subjugués par la pensée de De Chazal jusque-là inconnu, le premier affirmant même au second, « cet homme a été plus loin que Lautréamont ». C’est toujours Francis Ponge, Nîmois d’adoption lui aussi, ayant même travaillé avant-guerre au service de fabrication de Gallimard, qui sensibilisera Jean Paulhan, alors directeur de la NRF et ami de la famille, au recueil chazalien. Le livre, Sens Plastique, débarrassé de son II, qui n’a pas lieu d’être pour des lecteurs français, paraît finalement en 1948, encensé par la presse et tout ce que l’intelligentsia parisienne compte de poètes surréalistes ou d’esthètes. Peu d’écrits, en effet, ont évoqué l’Art de manière aussi voluptueuse et sensible, comme de l’intérieur.

Malgré les quelque 10 000 km qui le séparent de cet événement majeur de sa propre vie, ou peut-être justement, revêtu de l’aura de son absence physique lors de la parution, l’auteur apparaît, dès lors, comme nimbé de mystère et de légende mauricienne. Malcolm de Chazal, sans même qu’on en connût le personnage, exerce sans nul doute une fascination sans commune mesure. Son ouvrage, autant long poème à forme aphoristique qu’essai tout de sensualité sur la peinture et la couleur, parvient même à aborder les rivages de la philosophie…

Francis Ponge, dont la poésie a durablement impressionné le mouvement naissant de la phénoménologie en France, Parti pris des choses oblige, devait, tout auréolé quant à lui de sa résistance à l’occupant et de ses engagements politiques, influencer fortement des philosophes tels que Albert Camus, puis Jean-Paul Sartre, qui rédigera même une préface au célèbre recueil. Plus tard, Jacques Derrida lui consacrera une série d’entretiens. Quant à Camus, il envoya même à Ponge le manuscrit du Mythe de Sisyphe et poursuivra la relation par une riche et amicale correspondance.

Ainsi, est-ce tout naturellement, par Francis Ponge, que le philosophe Maurice Merleau-Ponty prit connaissance de Sens Plastique, qui, semble-t-il, l’impressionna aussitôt. Francis Ponge et Maurice Merleau-Ponty partagent, eux aussi, la même passion pour la peinture, que le poète parisien fréquente et admire assidûment, notamment Braque, Picasso, Fautrier…, sur lesquels il va jusqu’à s’exprimer dans des essais. Merleau-Ponty, lui, s’intéresse également à l’Art, écrivant sur Le Greco, Cézanne ou Klee.

En 1946, Ponge quitte le journal Action et diverge alors du communisme, tout comme le philosophe qui, à la même époque, rompt avec Sartre et se retire des Temps modernes, autant de points communs indéniables et qui permettent aussi le rapprochement avec l’œuvre de De Chazal qui ne tarissait pas de critiques à l’égard de l’auteur de L’être et le néant.

Il n’est pas jusqu’à la chaire que Merleau-Ponty obtient à la Sorbonne, consacrée à la psychologie de l’enfant et à la pédagogie, pour rapprocher les pôles d’intérêt du phénoménologue parisien du poète mauricien.

Mais par-delà les préoccupations communes, il s’avère que les choix esthétiques et ontologiques empruntés par l’auteur de Sens Plastique, était-ce dans l’air du temps, touchent tous à la perception et aux différents sens utilisés pour appréhender le monde et le réel, « les choses ». La méthode chazalienne, à ce titre, possède de nombreux parallèles avec la perspective phénoménologique. Ainsi, lorsque Edmund Husserl déclare qu’« il faut retourner aux choses mêmes », affirmant le primat de la perception sur toute analyse, visant un retour au monde perçu, tel qu’il se trouve expérimenté avant toute théorisation scientifique, nous sommes bien près de l’expérience poétique de De Chazal. Pour Merleau-Ponty, la perception possède ainsi une dimension active en tant qu’ouverture au monde vécu. De son côté, pour de Chazal, grâce à la sensation pure, à l’état brut, l’échange entre le réel et la conscience est parfait, l’expérience enivrante, le divorce entre le sujet et l’objet s’est évaporé au profit de l’interdépendance universelle, qu’il finit par nommer « l’Unisme ». « La description de l’Unité de l’Univers est mon but philosophique dernier. »… Notant purement et simplement des sensations, « je me fais frère de tout pour sentir battre le cœur des choses ». C’est par l’émotion que se construit notre rapport au monde.

Ce qui a sans doute frappé les surréalistes et que déclare Breton dès sa lecture de Sens Plastique achevée, c’est l’immense volupté qui se dégage des aphorismes chazaliens, volupté qui consiste justement à nier la dissociation classique entre le physique et le mental. Par association, il s’agit de relier constamment le monde des choses et celui des idées. Chez le Mauricien, la Nature est presque rendue humaine, la parole venant au-devant du réel, son objet apprend à parler. Il ne peut plus s’agir de reproduire le réel, mais de le rendre visible, en espérant que l’état de l’objet traduit par sa nomination, en rendra compte au plus près. Pour De Chazal, l’opposition entre la raison ratiocinante et l’intuition imaginative, n’a pas lieu d’être, ce ne sont que deux méthodes différentes pour approcher l’objet de la réalité. Les deux approches, rigoureusement compatibles et complémentaires, peuvent, doivent, être conjointes. La pensée moderne qui les oppose, ne peut être que dans l’erreur d’une compréhension naïve.

Tout comme le constate Maurice Merleau-Ponty dans ses réflexions sur l’enfance et sa psychologie, la perception de l’enfant est surtout sensible aux détails, n’ayant pas pour projet d’ordonner ou d’interpréter le réel, de le rendre à tout prix intelligible ou conceptualisable… De même, pour le poète mauricien, l’objectif est clairement de retrouver cet état de réflexion pré-intellectuelle, cette sorte de rêverie bachelardienne qu’on appelle l’onirisme et qui permet toutes les associations les plus fulgurantes. Il s’agit finalement, de revenir, d’un côté, au phénomène lui-même et de l’autre, à ce « sentir » empirique du corps, ce ressenti, qui fonde notre rapport aux choses et au monde, ce qui le mène tout droit à la volupté, tant admirée chez lui par André Breton. Le philosophe Merleau-Ponty ne dit pas autre chose dans ses derniers ouvrages, dont L’œil et l’esprit.

 

(À suivre)

 

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Accroche

Ce qui a sans doute frappé les surréalistes et que déclare Breton dès sa lecture de Sens Plastique achevée, c’est l’immense volupté qui se dégage des aphorismes chazaliens, volupté qui consiste justement à nier la dissociation classique entre le physique et le mental.

 

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