Malcolm de Chazal et Maurice Merleau-Ponty : Merleau-Ponty et la poésie de Sens plastique

C’est suivant le récit qu’il en fera dans Sens Plastique, en regardant une fleur d’azalée dans le jardin botanique de Curepipe, que De Chazal parvint à percevoir que la fleur le regardait en retour lui aussi. Le poète ouvre alors tout un champ du sensible, une nouvelle façon d’être au monde, nourrie du retour de la sensation initiale. Tout ce qui n’était jusque-là considéré que comme simple objet de la pensée, par un grand renversement perceptif, permet cette réciprocité de vision. Comme si, s’étant soudainement mêlé à la vie des choses, le monde des choses était entré en lui, intégrant tout le vivant et même au-delà, au monde de l’âme, dans une sorte de mise en demeure animiste des mots à exprimer l’immédiateté du sensible.

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Maurice Merleau-Ponty emboîte alors le pas au poète :

 

« C’est pourquoi tant de peintres ont dit que les choses les regardent, et André Marchand après Paul Klee : Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient… Moi, j’étais là, écoutant… Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… J’attends d’être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir » Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, 1964.

 

Au cœur de la phénoménologie d’Edmund Husserl se trouve le concept d’intentionnalité, ce concept nous révélant que la conscience est toujours conscience de quelque chose. Peu importe qu’il s’agisse d’une simple perception, d’un jugement, une pensée, un doute, une imagination ou un souvenir, toutes ces formes de la conscience ont pour caractéristique commune d’avoir un objet intentionnel. Allant plus loin, pour De Chazal, dans la vie, nulle part il n’est de sensations à sens unique. Appelant de ses vœux une réconciliation entre l’Homme et la Nature, Sens Plastique suppose comme postulat, un renversement total de la pensée, un retour de sensation et une sorte d’anthropologisation du réel, ni plus ni moins que la réciprocité du monde, réciprocité entre ce qui sent et ce qui est senti. Fidèle à son enfant intérieur, et reniant « les pinces dérisoires de l’analyse », De Chazal affirme sans ambages que l’étonnement devant le réel est la condition sine qua non de toute poésie. Jean Paulhan comprendra ce bouleversement comme étant plus que celui des mots, celui de la vie elle-même, dans le fond, une nouvelle manière d’être au monde.

 

Vivre l’instant précis où la réalité devient atteignable en étant au plus près de ce que la chose exprime dans son immédiateté. La fleur d’azalée du Jardin botanique de Curepipe. Husserl faisant écho à Protagoras, « toute conscience est conscience de quelque chose ». De Chazal, par la pensée poétique, sait que pour devenir vraiment soi, il faut pouvoir créer un aller-retour vécu du réel à soi-même, où la pensée, alors réflexive au plein sens du terme, se propose d’épouser le monde ambiant dans une sorte de baiser qui se veut autant chair qu’esprit. Ce retour revendiqué au monde de l’enfance intérieure crée une totale parenté au monde, un univers mystique fait d’une joie profonde en accorité (comme on dit à Maurice) avec l’univers. De là se dégage un fond d’humour, d’érotisme, de surprise, foncièrement nouveau.

 

Pas étonnant, donc, que le philosophe Merleau-Ponty, lui aussi marqué durablement par l’essai du Mauricien, décidât de rencontrer ce dernier. Près de dix ans après sa lecture de Sens Plastique, le phénoménologue, saisissant l’opportunité d’un voyage à Madagascar (dont il rendra compte dans Signes), se décide à rencontrer Malcolm de Chazal et se rend à Maurice.

 

Il y donne trois conférences audacieuses au Consulat de France, rue Saint Georges à Port-Louis, sur « Le problème des races », s’attaquant au concept même. Il y est introduit par Amédée Poupard et Noël Rey, secrétaire de l’Alliance française. Il se rend le lendemain au Collège Royal de Curepipe et y traite du sujet « Les peuples sous-développés et la philosophie de l’Histoire ».

 

Dans l’article du journal Le Cernéen en date du 29 octobre 1957, il est dit : « M. Merleau-Ponty s’intéresse d’autant plus à nos problèmes qu’il a des attaches près d’ici, c’est-à-dire avec La Réunion. Son père, originaire de Rochefort en France, était Capitaine d’artillerie et a participé à la campagne de Madagascar. »

 

L’article se poursuit ainsi : « On vient naturellement à parler de Malcolm de Chazal. M. Merleau-Ponty dit qu’il aime beaucoup Sens Plastique. Cette œuvre pose des problèmes de la philosophie. Chazal emploie les moyens purement poétiques. Le philosophe serre les mots tandis que le poète leur demande une résonance. Pour se résumer, le Professeur dit que Chazal bouleverse les mots et que, s’il n’est pas un philosophe, il donne cependant à penser aux philosophes. »

 

Plus tard, l’auteur de la Phénoménologie de la perception, déclarera être surtout intéressé par la mise en question du sens habituel des mots à laquelle procédait l’œuvre chazalienne, ajoutant qu’il y a entre Malcolm de Chazal et les choses sensibles, un rapport immédiat.

 

C’est peu de dire que le philosophe, dans ses derniers travaux et écrits, Le visible et l’invisible, L’œil et l’esprit, s’est montré très proche des préoccupations du poète. Pourtant, nous savons aujourd’hui par Malcolm de Chazal lui-même (notamment dans le journal Le Mauricien en date du 30 mars 1961), que les deux hommes ne se rencontrèrent finalement pas,… il n’empêche, en septembre 1957, Maurice Merleau-Ponty l’un des plus grands esprits de son époque, est bel et bien venu à Maurice pour y rencontrer notre compatriote, Malcolm de Chazal. Que celui-ci fut pris ou décida de snober le philosophe pourtant venu à sa rencontre, nous ne pourrons le préciser, mais une chose est sûre, l’occasion fut manquée. Il n’empêche,  savoir que dans les années cinquante, on parlait de Malcolm de Chazal aux Deux Magots ou au café de Flore a de quoi réjouir le Mauricien d’aujourd’hui.

 

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