L’intersectionnalité est un concept qui a émergé dans un contexte d’omission ou d’absence de considération de la situation des femmes qui subissent des oppressions croisées, relevant à la fois du sexisme et du racisme par exemple. « Si vous regardez uniquement ce que vivent les femmes blanches ou les hommes noirs, vous ne verrez pas ma souffrance », déclare Emma DeGraffenreid – femme noire ayant attaqué General Motors en justice pour discrimination raciste et sexiste en 1976 – aux juges, lors de son procès (tribunal du Missouri). Elle a été déboutée parce que son “cas”, comme celui de ses compagnes de lutte, ne pouvait être reconnu ni comme une affaire de discrimination sexiste ni comme une affaire de discrimination raciale. La loi ne prévoyait pas le cas des femmes noires qui subissent, à la fois, plusieurs formes d’oppression. La reconnaissance des multiples discriminations subies par les femmes ouvrirait “la boite de Pandore” des revendications sans fin, avaient estimé les juges dans leur décision. (Entretien avec Kimberlé Grenshaw, In Le Monde, 08/03/2019).
Lier et penser ensemble les diverses formes de discrimination subies par un individu
C’est en partant de ce cas que la juriste afro-américaine Kimberlé Grenshaw a forgé le concept d’intersectionnalité dans un article publié en 1989 où elle soulignait la double peine infligée aux femmes noires, confrontées à la fois au sexisme et au racisme. Le concept visait à une prise en compte effective de l’expérience réelle des femmes qui sont à l’intersection de plusieurs dominations ou oppressions, du sexisme et du racisme dans le cas d’Emma. Kimberlé Grenshaw est une militante féministe et juriste qui se situe dans le sillage des féministes de couleur étatsuniennes (afro-américaines et hispano-américaines principalement) qui ne se sentaient pas représentées et incluses, voire invisibilisées et méprisées, au sein du féminisme mainstream (majoritaire, blanc et bourgeois) et des mouvements anti-racistes (nationaliste, noir et sexiste) qu’elles fréquentaient et qui ont tenté de lier et penser ensemble les problématiques du sexisme, du racisme et de l’oppression de classe. Pour Kimberlé Grenshaw, l’intersectionnalité est conçue alors comme un outil qui permet de mesurer et d’analyser ensemble les diverses oppressions et discriminations subies par les femmes noires aux États-Unis et ailleurs.
Depuis la publication de l’article de Grenshaw en 1989, suivi d’un second en 1991 (traduit en français en 2005, par Oristelle Bonis, sous le titre : Cartographie des marges…), le concept, en quelques années, s’est rapidement déployé et imposé dans les milieux universitaires et militant-e-s de par le monde, en désignant « l’appréhension croisée ou imbriquée des rapports de pouvoir », selon la philosophe française Elsa Dorlin (GEIC, 20212). L’intersectionnalité est devenue dès lors un concept incontournable. L’idée centrale est qu’il faut partir du vécu des gens pour voir comment s’articulent, dans leur expérience, les rapports de genre, de classe et de ‘race’. Les femmes et les hommes noirs subissent-elles/ils, le racisme de la même manière, à fortiori s’ils/elles n’ont pas les mêmes revenus ?
La progression de l’intersectionnalité est en effet remarquable durant la période 2000-2015. Idée-force pour les féministes, l’intersectionnalité est devenue un axe de la stratégie de lutte contre les discriminations par les instances internationales (ONU, Beijing/1995, Durban/2001) et européennes (Conseil de l’Europe, 2007) œuvrant dans le champ des droits de l’homme… L’intersectionnalité est définie par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) comme une « discrimination (qui) désigne une situation où plusieurs motifs agissent et interagissent les uns avec les autres en même temps d’une manière telle qu’ils sont inséparables. Les femmes appartenant à des minorités, par exemple, peuvent faire l’objet de types particuliers de préjugés et de stéréotypes. Elles risquent d’être confrontées à des types particuliers de discrimination auxquels les Hommes de cette même minorité ne sont pas confrontés. » (Avis sur l’approche fondée sur les droits de l’homme, 2018).
Dans l’espace public français, la confrontation est vive
En France, c’est au milieu des années 2000 qu’apparaît le concept d’intersectionnalité, notamment dans les écrits d’Elsa Dorlin – à qui on doit la première occurrence du terme « intersectionnalité » (France/Culture, 05/02/2021) – et dans plusieurs travaux féministes. Il suscite progressivement, au sein des milieux universitaires, politiques et des courants féministes, une vive controverse, toujours intense à ce jour. La notion, d’une part, remettrait en cause l’approche traditionnelle des rapports sociaux où la classe sociale reste « le critère déterminant autour duquel s’arriment les autres dimensions de l’identité des personnes. » Dans Race et Sciences sociales (Agone,2021), et un article intitulé Impasses des politiques identitaires, paru dans Le Monde Diplomatique de janvier 2021, l’historien Gérard Noirel et le sociologue Stéphane Beaud, deux chercheurs très réputés, reprochent à une partie du mouvement antiraciste d’avoir “racialisé” la question sociale. La notion de race est utilisée pour escamoter la classe, disent-ils. Et de dénoncer l’occultation des réalités sociales au profit des discours identitaires, tout en fustigeant l’approche intersectionnelle, considérée comme une régression de la pensée sociologique.
D’autre part, l’intersectionnel remettrait en cause l’universalisme de la cause féministe au profit des communautés qu’on cherche à essentialiser. Dans le Journal du Dimanche en date du 25 octobre 2020, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer s’en prend avec véhémence aux « thèses intersectionnelles qui veulent essentialiser les communautés et les identités ». Ces thèses importées des “Universités américaines” sont, selon lui, « aux antipodes de notre modèle républicain, qui, lui, postule, l’égalité entre les êtres humains, indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion »., tout en accusant les chercheurs de la mouvance intersectionnelle de « complicité intellectuelle avec le terrorisme ». Pour Emmanuel Macron, « la logique intersectionnalité [… ] fracture tout » (Philosophie Magazine, 05/09/2021).
Pour Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz, sociologues et auteures de Pour l’intersectionnalité (Anamosa, 2021), ces accusations reposent sur une méconnaissance des travaux intersectionnels. Jean-Michel Blanquer est accusé par la sociologue Rose-Marie Lagrave de « méconnaître le b.a-ba de ce qu’est l’intersectionnalité requiert » (Libération, 03/11/2020). Car contrairement à ce que pensent le ministre de l’Éducation nationale et d’autres qui s’alarment des “dérives communautaristes”, l’intersectionnalité ne mobilise pas la notion de communauté ni n’essentialise les identités. Bien au contraire, elle les questionne et les appréhende dans leurs interactions mutuelles et imbriquées » (Cf. Sarah Belhadi, Bondyblog.fr, 11 novembre 2020).
Concernant l’analyse en termes de classe sociale, la philosophe marxiste et militante féministe, Angela Davis, dans Femme, race et classe (1981), déclare qu’il ne s’agit pas de dénier l’importance de la classe sociale, mais de « refuser d’accorder a priori au facteur de classe le primat de la domination ». Dans l’intersectionnalité, ce qui fait la différence par rapport à la classe et au genre, c’est à la fois cette notion d’articulation de systèmes d’oppression et celle de défense de minorité, déclare Éléonore Lépinard. Pour l’historien Pap Ndiaye, auteur de la Condition noire (Calman-Lévy, 2008) « les questions de genre et de race entrent de façon courante dans le vocabulaire des sciences sociales françaises. Je pense que c’est irrémédiable » (L’OBS, 25/02/2021). Et dans Le Monde : « Si l’on veut dé-racialiser la société, il faut bien commencer par en parler » (12/07/2019).
Pour conclure
Les critiques, même les plus honnêtes, semblent passer à côté de leur cible. L’approche intersectionnelle est intéressante parce qu’elle permet : de multiplier les perspectives pour justement « éviter de catégoriser les groupes selon un seul axe identitaire » ; de remplacer les oppositions binaires par des relations complexes et coconstruites ; de penser l’articulation – et non l’addition – entre le genre, la ‘race’, la classe, mais aussi d’autres catégories comme la validité, l’âge… ; de combiner théorie et pratique pour une bonne praxis féministe.
Bref, c’est une approche qui cherche à éviter la généralisation et l’universalisation en remettant au centre les réalités et les expériences vécues par les femmes sur le terrain. Car seule une connaissance fine des discriminations vécues par elles permettra l’élaboration de réponses et de politiques publiques adaptées et efficaces pour rendre effectifs leurs droits. « Outre qu’elle transforme le mode de production des connaissances, l’analyse intersectionnelle permet d’élaborer des contenus utiles pour des mobilisations et des interventions orientées vers la justice sociale » (Sirma Bilge, 2013). L’intersectionnalité est donc plus qu’un cadre d’analyse et un champ de savoirs. Elle se veut être également un projet de justice sociale.