ALEXANDRE BARBÈS-POUGNET – Juriste et président du RCP
Dans sa grande sagesse, le Mahatma Gandhi enseignait que « les principes de la religion sont une chose, et les pratiques qui les prennent pour base en sont une autre. Si les principes sont absolument indépendants du temps et de l’espace, les pratiques, elles, changent selon les époques ». Partant de ce postulat, ne devrions-nous pas considérer que toute discrimination fondée sur la religion ne se limite qu’à la seule atteinte aux principes et valeurs que nous défendons, sans nous étendre aux signes extérieurs de manifestation de notre foi et qui ne sont que création de l’Homme ?
Confrontés à cette question épineuse générant de vifs débats dans le monde politique, médiatique et juridique, avec l’apparition d’un nombre grandissant de litiges opposant employeurs et salariés, les juridictions des différents Etats ont été appelées à y répondre en délimitant le caractère discriminatoire des mesures prises par l’employeur, faisant tantôt primer le principe fondamental de liberté de culte et de croyance, tantôt l’intérêt général dans une société démocratique.
La discrimination se définit classiquement comme « le fait de distinguer et de traiter différemment quelqu’un ou un groupe par rapport au reste de la collectivité ou par rapport à une autre personne » (1). En droit du travail, celle-ci se dit de la « différenciation contraire au principe de l’égalité civile consistant à rompre celle-ci au détriment de certaines personnes en raison de leur appartenance raciale ou confessionnelle, plus généralement par application de critères sur lesquels la loi interdit de fonder des distinctions juridiques arbitraires (sexe, handicap, croyances religieuses, etc.) » (2). Si la discrimination est dite directe dans l’hypothèse où, sur la base de l’un des critères protégés, une personne ou une catégorie de personnes est traitée de manière moins favorable qu’une autre personne ou catégorie de personne ne l’est dans une situation comparable, elle est indirecte dès lors qu’un règlement, apparemment applicable à tous, est susceptible d’entraîner par rapport à d’autres personnes, un désavantage particulier pour des personnes caractérisées par l’un des critères protégés.
Ainsi, la discrimination, qu’elle soit directe ou indirecte, est toujours appréciée à partir d’une potentielle atteinte à des libertés protégées par notre droit (I). Toutefois, si cette protection est nécessaire, elle n’est en rien absolue. En effet, pour des raisons de neutralité souvent primordiale au bon fonctionnement de toute société démocratique, les juridictions se sont vu confier la charge de préciser les limites de l’exercice de la liberté de culte et de croyances sur le lieu de travail et, en contrepartie, d’effectuer objectivement un contrôle poussé des motifs invoqués par l’employeur et ayant justifié les interdictions posées à ses salariés (II).
I – Une protection juridique de la liberté de culte et de croyance sur le lieu de travail
La liberté de culte et de croyance connaît à l’île Maurice une protection générale, par l’article 11 de notre Constitution qui consacre la liberté de conscience religieuse, et une protection spéciale en matière de droit du travail, par l’article 4 de l’Employment Rights Act 2008, qui condamne fermement toute discrimination fondée sur les croyances religieuses du salarié (3).
A côté de notre droit interne, cette protection se trouve renforcée par la Convention (n°111) concernant la discrimination (emploi et profession) de 1985 (4 et 5) de l’OIT, ratifiée par l’île Maurice le 18 décembre 2002 et étant actuellement en vigueur, et par laquelle tout Etat signataire s’engage à ce que soient mises en place des mesures proscrivant toute discrimination sur le lieu de travail.
Si tous ces textes semblent interdire fermement tout comportement de l’employeur pouvant discriminer un salarié par rapport à un autre, d’aucuns ne se sont aventurés à définir explicitement ce qu’était la liberté de croyance ou de conscience. Or, cette définition semble capitale en ce que la sensibilité de tout un chacun reste très subjective, notamment au regard des croyances qu’il estime comme devant être protégées et de celles pour lesquelles il accepterait des concessions.
Ainsi, l’interdiction faite par l’employeur à ses salariés du port d’un signe religieux serait considérée par certains comme attentatoire à leur liberté de croyance ou de conscience, alors qu’elle serait perçue par d’autres comme étant tolérable, du fait que ces externalisations de la foi ne soient qu’accessoires aux valeurs qui fondent leur croyance.
Sans limite imposée par les textes, il peut nous apparaître comme impossible de déterminer ce qui serait de l’ordre de l’extrémisme religieux, ou au contraire du laxisme ne protégeant pas suffisamment les intérêts des plus croyants. Toutefois, en contrepartie, imposer des limites à ce que devrait être la liberté de croyance, ne priverait-il pas les textes protecteurs de leur substance et ne porterait-il pas atteinte à d’autres principes fondamentaux protégés par notre Constitution, tels que ceux de la liberté d’expression ou d’association ?
Nous trouverions alors là la raison ayant justifié le choix du législateur ou du constituant de n’avoir donné à ces dispositions qu’une portée très large, du moins sur le plan théorique, laissant ainsi à la pratique le soin de décider des limites de cette liberté en considération d’autres impératifs, notamment de ceux permettant la cohabitation des différentes convictions dans une société démocratique, mais aussi au regard de l’évolution des mœurs et, surtout, de l’intérêt général.
II – Une limitation pratique à la protection de la liberté de culte et de croyance sur le lieu de travail
La discrimination n’est pas toujours la constatation d’un traitement différent accordé à des personnes se trouvant dans des situations identiques, mais peut aussi toucher deux personnes à qui une règle commune est appliquée, mais dont la sensibilité varie dès lors que cette règle touche à un droit protégé, tel que le droit au respect de ses convictions secondaires, accessoires aux croyances primaires.
Souhaitant consacrer ce postulat, la Cour européenne des Droits de l’Homme (ci-après « CourEDH ») a, dans son célèbre arrêt Campbell & Cosans (6), conclu que « les convictions doivent prendre la forme de vues qui atteignent un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance ». Ainsi, la protection contre la discrimination ne serait pas de droit, mais ne serait accordée qu’à la condition que le sentiment éprouvé par la victime de l’atteinte présumée soit raisonnable.
Toutefois, la jurisprudence, se prononçant au cas par cas, a jugé nécessaire de différencier d’une part l’atteinte par un employeur à la liberté interne de croyance, condamnant fermement et sans analyse du caractère raisonnable tout comportement contraignant le salarié à abandonner ou à modifier ses convictions, et d’autre part l’atteinte par un employeur à la liberté externe de croyance, donnant naissance à des limitations de la protection de la liberté de culte sur le lieu de travail et développant une certaine tolérance quant aux mesures imposées par un employeur à ses salariés, mesures justifiées par l’intérêt général de l’entreprise, de l’ensemble des salariés ou des tiers, ou encore par des exigences professionnelles.
L’analyse de l’objectif poursuivi par l’employeur prend alors toute son importance et la mise en balance réalisée par la Cour consistera en un « test » de proportionnalité des intérêts en conflit. Deux décisions (7) prises ensemble illustreront le test.
Le port de la croix
Dans le premier arrêt, Madame Eweida, chargée de clientèle chez British Airways se vit interdire le port de la croix et face à son refus, se vit proposer une mutation vers un poste où elle n’aurait aucun contact direct avec la clientèle. Le règlement intérieur de la compagnie imposait que tout signe religieux pouvant être dissimulé sous un vêtement devait l’être, sauf impossibilité. Celle-ci refusa la mutation et démissionna. British Airways justifiait son choix par des raisons d’image.
Dans la seconde espèce, Madame Chaplin, infirmière dans un service de gériatrie, se vit demander de porter sa croix en broche plutôt qu’en pendentif, les patients risquant notamment la contamination en cas de contact de la croix pendante avec leurs plaies. Celle-ci refusa et démissionna.
Bien que présentant des faits quasi-similaires, la Cour EDH fit droit à la demande de la première alors que la seconde fut déboutée de sa demande.
En effet, dans le premier cas, la Cour constata que l’interdiction faite à la demanderesse ne pouvait être justifiée d’une part car le règlement n’interdisait le port externe du symbole religieux qu’à ceux pouvant le dissimuler sous un vêtement, et que la compagnie avait, sous l’effet de la pression exercée par les médias, modifié son règlement intérieur en supprimant cette interdiction. D’autre part, elle souligna le caractère discret de la croix portée. La juridiction en déduisit à bon droit que le port du symbole religieux n’affectait nullement l’image de marque de l’entreprise du fait qu’il était dans certains cas toléré et que le choix de l’entreprise de modifier son règlement en faveur du port du symbole démontrait l’illégitimité de l’objectif recherché par l’employeur dans son règlement initial. La discrimination fut caractérisée.
Dans le second cas, l’interdiction du port de la croix faite à la demanderesse se trouvait justifiée par un impératif de santé et de sécurité des patients. La Cour estima que les professionnels de santé étaient mieux placés pour prendre les décisions relatives au bon fonctionnement de leur établissement. L’intérêt du patient étant dès lors supérieur à la protection du droit du salarié d’extérioriser sa foi, la Cour EDH refusa la qualification de discrimination.
La discrimination ne peut par conséquent être soulevée si l’ingérence dans l’exercice de manifester sa religion apparaît comme justifiée par l’intérêt général et nécessaire dans une société démocratique.
(1) Dictionnaire Larousse
(2) Vocabulaire Juridique, Gérard Cornu
(3) ERA 2008, Section 4. Discrimination in employment and occupation
(4)http://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_INSTRUMENT_ID:312256
(5) Conv. C111, Organisation Internationale du Travail
(6) Campbell & Cosans c/ Royaume Uni, 25 février 1982, Req. n°7511/76 et 7743/76
(7) Eweida & Ors c/ Royaume Uni, 15 janvier 2013