Cher Robert,
Si je vous adresse cette lettre ouverte (vouvoiement obligé, car c’est au héros que j’écris), c’est parce que je sais que votre esprit vit aujourd’hui dans cet au-delà où nous sommes tous destinés à vous rejoindre un jour.
C’est, qui plus est, pour faire mieux connaître à mes compatriotes le soldat mystérieux et héroïque que vous avez été, ainsi que des membres de la famille Nairac qui, par les valeurs morales qui leur servaient de guide, et leur exemple, non seulement ont fait de vous un être d’exception, mais ont aussi marqué de leur empreinte l’Histoire de l’Ile Maurice.
Avant de parler de vous, je commencerai, tout naturellement, par présenter votre grand-père, Georges Edouard Nairac, en premier lieu, après quoi j’évoquerai les principaux évènements de la vie de chacun de ses huit enfants, dont celle de votre père.
Élève au Collège royal de Curepipe, Georges Edouard Nairac fut lauréat de la « Bourse d’Angleterre » en 1897, récompense, sous l’occupation anglaise, allouée chaque année par le Gouvernement Anglais aux tous meilleurs étudiants.
Avocat, du Middle Temple de Londres, il rentra à Maurice, et s’inscrivit au barreau de Port-Louis.
En 1908, il fut nommé Conseiller municipal de Port-Louis et vice-président du Comité d’Action libérale. En 1909, il fut élu député, et en 1913, devint maire de Port-Louis.
Quelque temps après, il fut désigné Conseiller de la Reine, après quoi il devint procureur général en 1927, puis Chef-Juge de 1935 à 1941.
Il accomplit ce brillant parcours avec la droiture, le sens du devoir et la générosité qui le caractérisaient, et c’est cette philosophie-là que lui et votre grand-mère Eva inculquèrent à leurs enfants.
Il va sans dire que le résultat fut à la hauteur de ses attentes. En voici un bref résumé.
Il fit entrer ces huit enfants dans les meilleures écoles de l’Ile, nommément : le Collège Royal et le Couvent des sœurs de Lorette.
Cinq de ses six fils furent lauréat de la « Bourse d’Angleterre », alors que le sixième décrocha la seconde place. Et ils entrèrent tous à l’Université d’Oxford.
Venons-en maintenant à quelques détails particuliers aux études universitaires, ainsi qu’à la carrière professionnelle, de chacun de ses six fils, qui avaient tous une très forte personnalité.
Quant à ses deux filles, nous en parlerons juste après.
André: André étudia les classiques, les langues grecques et latines, la littérature et l’Histoire ancienne.
Après quoi, il intégra un des « Inns of Court » de Londres, prestigieuses institutions de formation d’avocats-plaideurs et de juristes, d’où il sortit avec une toge d’avocat.
De retour à Maurice, il s’inscrivit à l’Association du Barreau Mauricien.
Très vite, il allait élargir considérablement le champ de sa vie professionnelle. Il fut député, ministre et conseiller de la Reine, présida la Chambre d’Agriculture de l’Île Maurice de 1950 à 1951, puis de 1963 à 1964. Et fit partie de la délégation mauricienne, composée du Dr. Seewoosagur Ramgoolam et de Me Jules Koenig entre autres, qui avait été chargée de négocier avec le Gouvernement Britannique des conditions de l’indépendance de Maurice.
Paul: Paul suivit le même parcours universitaire que son frère André, après quoi, il fit aussi ses études d’avocat-plaidant à un des Inns of Court de Londres.
Rentré à Maurice, il s’inscrivit au Barreau Mauricien et, au fil de sa carrière, il consacra la plupart de son temps à des affaires judiciaires relatives aux relations industrielles et aux accidents de la circulation. Et c’est ainsi qu’il fut l’avocat de la compagnie sucrière Flacq United Estates Ltd (FUEL), la plus importante du pays durant quelque vingt ans, et celui aussi d’une ou deux compagnies d’assurances. Un de mes bons amis, Claude Félix, qui fit la quasi-totalité de sa carrière professionnelle en tant que Human Resources Manager de FUEL, me confia que Paul remporta, haut la main, l’intégralité des affaires judiciaires dans lesquelles cette compagnie fut impliquée durant ces deux décennies.
Maurice: Maurice, votre père, entreprit des études de médecine à sa sortie de l’Université d’Oxford, et se spécialisa dans la chirurgie des yeux. Et le moins qu’on puisse dire, est qu’il était particulièrement apprécié non seulement par ses patients, mais aussi par le corps médical.
Jean: Après Oxford, Jean entreprit des études de « Travaux Publics » à Cambridge et, rentré à Maurice, il fit carrière à la Central Water Authority, organisme étatique dont il fut Directeur Général à la fin de sa carrière. C’est dire à quel point ses compétences étaient reconnues par le Gouvernement Britannique de cette époque.
Philippe: Philippe, à sa sortie d’Oxford, fut nommé par le Gouvernement Anglais comme District Officer en Tanzanie, alors colonie anglaise, où il exerça durant douze années. Après quoi, il fut nommé North Commissioner of Mauritius, second personnage de l’Etat en ce temps-là, fonction qu’il occupa pendant quinze ans, et termina cette belle carrière en tant que Secrétaire colonial de 1965 à 1968.
Camille: Camille, tout comme André, étudia les classiques, les langues grecques et latines, la littérature et l’Histoire Ancienne à Oxford. Rentré à Maurice juste après, sa carrière était déjà toute tracée devant lui : l’enseignement. Il entra, tout naturellement au collège prestigieux où il avait entrepris des études secondaires brillantes, le Collège Royal, afin d’enseigner le latin et le grec. Et il n’eut aucune peine à atteindre le bâton de maréchal de l’enseignement dans cette même institution dont il devint Recteur dans les années 50.
Je ne saurais terminer ce volet sur les six fils de Georges Edouard Nairac sans préciser qu’ils étaient aussi des sportifs passionnés, ce qui fit d’eux des hommes sains et équilibrés.
Hilda et Hélène: Hilda aimait l’Art, enseigna, des années durant, la danse et la musique classique, et était aussi une bonne joueuse de tennis. Et Hélène, elle, fut une épouse et une mère exemplaire de sept fils et trois filles, dont un médecin, un avocat, un ingénieur, deux technologistes sucriers, et deux prêtres.
Alors que les deux étaient des femmes d’une grande droiture, et d’une générosité sans pareil.
Oui, si vous avez été ce que vous étiez, un homme de mérite, c’est que ces êtres d’exception ont été des modèles qui vous ont inspiré et, avec votre mère, ne l’oublions surtout pas, vous ont enseigné la droiture, le devoir et, de loin la chose la plus importante, la foi. Comme eux, vous étiez un fervent chrétien. Voilà pourquoi je suis heureux d’être un cousin des Nairac de votre génération, dont Philippe fils, qui est aussi mon frère de sang.
Votre vie estudiantine
Énumérons ici les écoles et universités que vous avez fréquentées, accompagné de quelques commentaires. Ils suffiront à démontrer combien brillant fut votre parcours estudiantin.
+ Gilling Castle, l’école préparatoire à l’entrée à Ampleforth College, une des plus prestigieuses Public Schools catholiques où vous faites vos études secondaires.
+ Lincoln College de l’Université d’Oxford, où vous étudiez l’histoire médiévale et militaire.
+ L’Académie royale militaire de Sandhurst sous le parrainage des Grenadier Guards, dans laquelle vous serez commissionné à la fin de vos études.
+ Après Sandhurst, pour terminer ce cycle estudiantin, vous entreprenez des études de troisième cycle au Trinity College de Dublin, avant de rejoindre le régiment.
Et dans toutes ces institutions, vous êtes aussi un sportif de haut niveau, le Rugby à XV et la boxe en particulier.
Quel parcours !
Votre carrière professionnelle
Nous ne nous contenterons ici que de principales étapes de cette carrière.
Votre première mission en Irlande du Nord fut avec la compagnie n°1 du deuxième bataillon des Grenadier Guards. Les principaux objectifs du bataillon étaient de rechercher des armes et de capturer des paramilitaires. Et l’objectif fut atteint.
C’est après cette première mission que vous alliez passer de la lumière à l’ombre.
Vous vous portez volontaire pour des fonctions de renseignement militaire en Irlande du Nord et, après plusieurs cours de formation, vous vous rendez à South Armagh en 1974, et êtes attaché à la « 4e troupe d’enquête sur le terrain » des Royal Engineers, l’une des trois sous-unités d’une unité de fonctions spéciales connue sous le nom de « Special Reconnaissance Unit », chargée d’effectuer des tâches de surveillance. Et c’est en tant qu’officier de liaison de cette sous-unité que vous menez des opérations d’infiltration au sein de l’IRA et de ses antennes.
Ces fonctions prenant fin à la mi-1975, vous retournez dans votre régiment à Londres, après avoir été promu capitaine le 4 septembre 1975. Mais à la suite d’une montée de la violence, culminant au massacre de Kingsmill perpétré par l’IRA provisoire au sud d’Armagh, l’armée britannique accrut sa présence en Irlande du Nord, et vous acceptez de vous y joindre en tant qu’officier de liaison, fonction que vous allez occuper durant toute une année.
Votre triste fin de vie
Le soir du 14 mai 1977, vous vous rendez seul au pub « The Three Steps » à « Dromintee », un village du sud du comté d’Armagh. Vous vous présentez aux habitués du pub comme étant Danny McErlaine, un mécanicien automobile et membre de l’IRA officielle de la région républicaine irlandaise d’Ardoyne dans le nord de Belfast.
Vers 23 h 45, arrivant au parc de stationnement du pub, vous êtes enlevé, et emmené de l’autre côté de la frontière, en République d’Irlande, dans un champ des bois de Ravensdale, au nord du comté de Louth. Après un interrogatoire violent, au cours duquel vous êtes frappé à coups de poing, de pied, de pistolet et d’un poteau en bois, vous êtes abattu dans un champ. Et c’est ainsi que vous mourez en héros, sans avouer votre véritable identité, selon certaines sources.
Où gît aujourd’hui votre corps ?
Vous êtes l’une des trois victimes de l’IRA dont on ignore où les corps ont été enterrés après leur assassinat. Mais vos cas sont en cours d’examen par la Commission indépendante pour la localisation des restes des victimes, et il semblerait que, dans le vôtre, elle se rapproche de plus en plus du lieu en question. Souhaitons que cela se fasse rapidement, afin que vous puissiez, enfin, avoir la sépulture chrétienne que souhaiteraient tous les membres de vos familles paternelles et maternelles qui sont encore de ce monde.
Ces hommages rendus, le croyant que je suis, comme vous l’avez été, a plaisir à vous dire : Au revoir, Robert.