Hubert Joly,
Président du Conseil international
de la langue française,
Paris
Dans un précédent texte sur Romain Gary, j’ai fait exprès de ne pas citer Les Racines du ciel car je voulais réserver cet ouvrage pour en parler un peu plus à loisir. En fait, c’est tout de même un assez gros pavé et il faut être reconnaissant aux Goncourt de lui avoir décerné leur prix en 1956. Je pense en effet que c’est un livre fondamental dont le rayonnement ou la résonance ne se limitent pas à l’année de publication ou d’édition mais au siècle tout entier, sans parler de ses débordements sur le XXIe siècle car les sujets qu’il traite sont encore terriblement d’actualité.
Ce livre est évidemment un livre sur la protection de la nature mais on aurait tort de le réduire à cette dimension. C’est aussi un roman et, si j’ose dire un roman romanesque, par les aventures que vivent ses protagonistes. Il y a d’abord le héros, Morel, un Français moyen qui se consacre de toute son énergie à la défense des éléphants, uniquement à leur défense, et refuse de se laisser embarquer dans n’importe quelle croisade nationaliste, tiers-mondiste ou africaniste. En dépit des pressions ou des intentions de ceux qui courent après lui. Tous les autres personnages caractérisent un aspect de l’humanité du XXe siècle avec leurs qualités et leurs défauts.
Pour moi, je verrai encore dans le gouverneur un fonctionnaire pas trop politicien et je me réjouirai vivement de constater, ce dont j’étais certain, que les deux administrateurs de la France d’Outre-mer, Saint Denis et Herbier, sont des hommes honnêtes ayant appris à aimer l’Afrique dans toute sa complexité et non les affreux colonialistes dont les clichés à la mode font complaisamment le portrait. Enfin, Romain Gary ne cache pas son admiration pour le général de Gaulle dont il a été le disciple toute sa vie.
Mais, en outre, ce livre est encore un livre profondément politique dont les éléphants ne sont que le symbole. Ce pour quoi et pour qui se bat Morel, ce n’est pas pour une espèce en voie de disparition, les éléphants d’Afrique, pas plus que pour les hannetons du camp de concentration. Ecrit à la moitié du siècle, Les Racines du ciel embrassent toute la période qui va de l’enfance juive de l’auteur présente en filigrane, la seconde guerre mondiale avec l’univers concentrationnaire, le temps de la France Libre puisque le livre se passe dans l’Afrique Equatoriale Française du Discours de Brazzaville (30 janvier 1944), jusqu’à la vision pessimiste sur l’avenir d’un continent livré à des apprentis dictateurs. Il se bat pour un monde plus beau et plus humain.
Au total, on peut bien entendu penser à La Condition humaine de Malraux, mais je crois que Les Racines du ciel sont le livre fondamental du XXe siècle, celui qui donne le plus à penser notre temps. Plutôt que de citer un passage des « lourds voyageurs », ainsi que les qualifie Leconte de Lisle, je n’en veux pour preuve que le texte de Romain Gary lui-même, plus éclairant que tout ce que je pourrais écrire :
« Les évènements décrits dans ce roman n’ont jamais eu lieu. Les personnages qui y apparaissent n’ont jamais existé.
J’ai situé mon histoire en A.É.F. parce que j’y ai vécu : j’ai pu ainsi éviter en connaissance de cause toute vraisemblance avec les lieux, les hommes et les circonstances.
Peut-être aussi parce que je n’ai pas oublié ce que fut l’A.É.F. qui, la première, répondit jadis à un appel célèbre contre l’abdication et le désespoir et que le refus de mon héros de se soumettre à l’infirmité d’être un homme et à la dure loi qui nous est faite, rejoignait dans mon esprit d’autres héros légendaires…
Un seul aspect de mon livre est donc inscrit dans les faits : l’extermination de la grande faune africaine et en particulier des éléphants…
Quant au problème plus général de la protection de la nature, il n’a, bien entendu, rien de spécifiquement africain : il y a belle lurette que nous hurlons comme des écorchés.
A ceux qui s’étonneraient de ma sollicitude, qu’ils jugeront peut-être « exquise », ou excessive, pour les beautés de la terre, à un moment où nous devons défendre notre œuvre humaine menacée par ses plus anciens démons, je répondrai que je nous crois assez généreux pour accepter de nous encombrer des éléphants, quelles que soient les difficultés de notre lutte et les cruelles exigences de notre marche en avant.
Les hommes ont toujours donné le meilleur d’eux-mêmes pour essayer de conserver une certaine beauté à la vie.
Une certaine beauté naturelle…
Enfin, comme la question du nationalisme est évoquée indirectement dans ce roman, aux lecteurs qui désirent connaître la position personnelle de l’auteur sur ce point, je tiens à dire ceci : mon livre traite du problème, essentiel pour nous, de la protection de la nature, et cette tâche est si immense, dans toutes ses implications, à l’époque du travail forcé, de la bombe à hydrogène, de la misère, de la pensée asservie, du cancer et de la fin qui justifie les moyens, que seul un effort prodigieux de notre génie et toute la fraternité dont nous sommes capables peuvent en venir à bout. Je ne vois en tout cas guère comment on saurait laisser la responsabilité de cette œuvre généreuse à ceux qui puisent leur force politique aux sources primitives de la haine raciale et religieuse et de la mystique tribale. L’histoire de ce siècle a prouvé d’une manière sanglante et définitive – dans ma famille, six morts sur huit, et parmi mes camarades aviateurs de 1940, cinq survivants sur deux-cents – que l’alibi nationaliste est toujours invoqué par les fossoyeurs de la liberté, qu’aucun droit de la personne humaine n’est toléré sur les voies triomphales des « bâtisseurs pour mille ans » des « géniaux pères des peuples », et des « épées de l’islam », et qu’avec un peu d’habileté, un bon Parti au départ, une bonne police à l’arrivée et un rien de lâcheté chez l’adversaire, il n’est que trop facile de disposer d’un peuple au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Je crois à la liberté individuelle, à la tolérance et aux droits de l’homme. Il se peut qu’il s’agisse là aussi d’éléphants démodés et anachroniques, survivants encombrants d’une époque géologique révolue : celle de l’humanisme. Je ne le pense pas, parce que je crois au progrès, et que le progrès véritable porte en lui les conditions indispensables à leur survie. Il est possible, bien entendu, que je me trompe et que ma confiance est une simple ruse que me joue mon propre instinct de conservation. J’espère bien disparaître alors avec eux. Mais non sans les avoir défendus jusqu’au bout contre les déchaînements totalitaires, nationalistes, racistes, mystiques et idéomaniaques, et aucune imposture, aucune théorie, aucune dialectique, aucun camouflage idéologique ne me feront oublier leur souveraine simplicité. »
Tout est dit dans ces lignes.
….« Ce livre est évidemment un livre sur la protection de la nature mais on aurait tort de le réduire à cette dimension. C’est aussi un roman et, si j’ose dire un roman romanesque, par les aventures que vivent ses protagonistes. Il y a d’abord le héros, Morel, un Français moyen qui se consacre de toute son énergie à la défense des éléphants, uniquement à leur défense, et refuse de se laisser embarquer dans n’importe quelle croisade nationaliste, tiers-mondiste ou africaniste. »
Au total, on peut bien entendu penser à La Condition humaine de Malraux, mais je crois que Les Racines du ciel sont le livre fondamental du XXe siècle, celui qui donne le plus à penser notre temps.