Mystic Mauritius, qualifié de film « à couper le souffle » par les médias, fera sûrement
l’unanimité dans le public qui se laissera émouvoir par des images inédites, fragments de nature vierge que le pillage de l’île a jusqu’ici épargnés, vues aériennes et sites inaccessibles abritant faune et flore endémiques; c’est ce que promet la bande-annonce, qui multiplie les time-lapse, fabriquant ainsi du spectacle avec une nature paisible et défiante, retirée dans ses derniers retranchements. Cela me coupe l’envie d’en voir davantage, d’autant plus que l’originelle Ile Maurice m’inspire une infinie tristesse et son anéantissement programmé, une colère toujours plus vive.
Les réalisateurs, sensibles au mystère des origines de l’île et à son patrimoine naturel, ont voulu en restituer la beauté. Je lis : « Leur but est de donner un aperçu de l’île Maurice à l’état sauvage, avant l’arrivée des hommes » (1). Mais après ? En gardant une trace de ce qui, dans quelques années, disparaîtra comme le reste, ce documentaire aura au moins fonction de mémoire. Quant à espérer que le film réveillera les consciences, j’en doute. La beauté sauvage et le capital écologique de La Cambuse l’ont-ils préservée d’un projet hôtelier ? Non. L’écosystème rarissime du sanctuaire de Roches-Noires l’a-t-il préservé d’un projet de villas de luxe ? Non. La ponte des tortues sur la plage de Pomponette a-t-elle exclu la possibilité d’y coller 18 000 m2 de béton ? Non. Idem pour Blue-Bay, Bain de Rosnay (Ile d’Ambre) et bien d’autres.
Cela me fait froid dans le dos de penser que ces images sont données en pâture à des prédateurs humains à l’affût de nouveaux sites constituant de « formidables » potentiels de développement, par exemple parcs éco-touristiques pourvus d’une armada de quads ; des prédateurs incapables de comprendre que la sauvegarde de ces biens naturels qui leur couperont le souffle est essentielle à notre survie (mais ils parrainent des arbres en Afrique, adorent Nicolas Hulot et ont un autocollant « Je protège ma planète » sur leur 4×4).
Parce qu’il ne subsiste à Maurice que 1% de forêt endémique, parce que chaque jour qui passe impose plus de pressions sur ces milieux fragiles, parce que l’avenir est effrayant, parce que les protestations des citoyens ne sont pas entendues, parce que l’élan de démocratie participative donné au lancement du MID il y a 9 ans s’est noyé dans l’illusion et le mensonge, le documentaire qui présenterait un réel intérêt aujourd’hui est celui qui dénoncerait ces mensonges et l’acharnement des autorités et du secteur privé à détruire plus encore. Un habile time-lapseur pourra nous servir le spectacle d’une forêt disparaissant en quelques secondes dans les gueules carnassières des excavateurs, remplacée par des forteresses de béton surgissant au même rythme ; puis un gros plan sur le Stock Exchange (pour montrer combien tout cela rapporte) et un plan large sur les gratte-papiers du ministère de l’Environnement, et voilà tout est dit.
Adi Teelock vient d’expliquer dans ces pages comment on va protéger les « zones écologiquement sensibles » de Maurice (2). La stratégie proposée se base sur une étude soumise au gouvernement en 2009 (restée dans les tiroirs ministériels sans être rendue publique), dont les données doivent être obsolètes si l’on combine les nouvelles constructions et la pollution ayant frappé ces zones sensibles depuis 2009. Je cite Kheshwar Beehary Panray, directeur d’EPCO (3) et membre du comité national de la Convention Ramsar : « Des tonnes de déchets sont enlevées chaque année dans les mangroves de Mahébourg, pourtant il s’agit d’un site Ramsar » (4).
On a la certitude que les lieux que je cite plus haut sont écologiquement sensibles ; alors que fait-on, Adi Teelock ? Réclamer l’arrêt immédiat de ces projets hôteliers et immobiliers, le gel immédiat des autres permis EIA en attente, dont le public n’a pas encore connaissance ? S’il faut attendre la mise en œuvre du grand projet de protection (2020 ? 2025 ?) et les lois rattachées (4 ans pour préparer le Wetlands Bill !) le gouvernement et les bailleurs de fonds seront heureux d’annoncer dans quelques années qu’on a sauvé les restes : 300 m2 de wetlands, 12 mangliers, 3 espèces de poissons et un papillon. Combien de plans d’action ronflants et de verbiage les mystificateurs vont encore déployer alors que les lois élémentaires sur la protection de l’environnement ne sont pas appliquées, et parfois violées par ceux-là mêmes qui les font?
Par ailleurs, j’en ai assez d’entendre ergoter sur des routes qui doivent passer à 100 mètres au lieu de 30 mètres, contourner des sites au lieu de les traverser, et sur plus ou moins de concessions faites aux promoteurs et hôteliers sous prétexte qu’ils respecteront des normes environnementales. L’extinction d’oiseaux, de plantes endémiques s’est produite dans des contextes beaucoup moins sous pression qu’aujourd’hui et à des kilomètres de zones urbaines ou touristiques. Pourquoi d’après vous ?
J’irai plus loin : des régulations plus spécifiques sur les zones sensibles peuvent créer un effet pervers, tant que le modèle actuel de développement foncier et touristique n’est pas remis en question. Les permis EIA seront émis encore plus facilement, pourvu que les projets se situent dans une limite définie par la législation (ici c’est interdit, mais à 200 mètres c’est permis…) ; en cas de protestations contre un nouveau projet immobilier, les arguments devant un tribunal seront jugés aussitôt irrecevables.
À travers le monde, les conduites de développement durable dictées par les experts d’en haut, favorables à une économie toujours plus productiviste, sont en train « d’intégrer » la protestation. La mystification est planétaire.
Les crimes commis contre la nature sur le sol mauricien à notre époque ne sont pas moins barbares, inadmissibles et irréversibles que ceux qui ont provoqué l’extinction du Dodo. Nous sommes ignorants des conséquences de cette folie meurtrière, comme nous sommes ignorants du mystère qui régit la nature et son interdépendance avec l’homme.
Le film Mystic Mauritius aura toute sa raison d’être quand les Anglais remplaceront leur expression « As dead as a Dodo » par « As dead as Mauritius ».
(1) Côte Nord, février 2018.
(2) Forum Le Mauricien, 14/05/18. Marécages et autres zones écologiquement sensibles.
(3) Environmental Protection and Conservation Organisation.
(4) DefiMedia, 8/03/18. Marécages : peu de considération pour ces zones que nous connaissons à peine.