Les deux îles Maurice

« La ville qui incarne le mieux cette division est Sao Paulo, qui se vante d’héberger en son centre deux cent cinquante héliports […] avec la piétaille qui grouille tout en bas de par les rues dangereuses, tandis qu’au niveau supérieur, dans les airs, évoluent les riches » - Slavoj Zizek

Inflation mondiale, cherté du prix des énergies, trop grande dépendance aux importations, ralentissement des chaines d’approvisionnement, prix instables sur les marchés des matières premières, guerre en Ukraine, diverses tensions géopolitiques émergentes et baisse de la productivité locale. Voici quelques raisons de la cherté de la vie à Maurice.

- Publicité -

Et les choses ne vont pas s’améliorer de si tôt. En effet, les prévisions concernant l’inflation mondiale indiquent que nous n’en avons pas encore atteint le pic, qui pourrait avoir lieu dans le courant de l’année prochaine. De ce fait, nous risquons bien de nous retrouver dans une crise économique et inflationniste qui va durer, surtout que les institutions financières et économiques ne semblent pas avoir pris la mesure totale de cette crise : le fait qu’elle ne sera pas réglée par des politiques monétaires, mais par des politiques mettant l’accent sur l’économie réelle, la transition énergétique et le raccourcissement des circuits de distribution.

Ceci ne signifie pas pour autant que l’économie mondiale dans son ensemble n’est pas en phase de reprise. D’ailleurs, les signes d’une reprise économique forte sont déjà visibles à Maurice. Le secteur touristique affiche complet depuis plusieurs mois, le secteur de l’immobilier ne ralentit pas malgré l’augmentation de prix des matériaux de construction, et le secteur financier est sorti conforté de l’épreuve de la liste grise du Groupe d’action financière (GAFI). Ces trois secteurs, qui sont aujourd’hui les indicateurs de la bonne santé de notre économie, font actuellement preuve de leur résilience, résilience qui s’appuie d’ailleurs sur la bonne image de Maurice à l’internationale et donc sur la confiance des investisseurs.

Les choses semblent ainsi être reparties pour le meilleur, mais nous ne pouvons néanmoins pas affirmer qu’il y a un « feel good factor » dans le pays. Ou bien plutôt, si ce feel good factor est présent, il est extrêmement localisé. Ceci pourrait surprendre au vu de la petite taille du territoire mauricien où le ruissellement économique devrait se produire rapidement. Mais ce n’est pas le cas, les 2500 km2 de terres qui constituent l’île Maurice étant un assemblage d’une multiplicité de mondes qui ne communiquent pas forcément entre eux. Ou peut-être qu’il faudrait dire qu’ils ne communiquent plus forcément entre eux.

En effet, l’économie mauricienne a historiquement reposé sur l’industrie sucrière qui avait le mérite d’unifier le pays autour des enjeux industriels qui permettaient de faire cause commune politiquement puisque toute la société en sortait gagnante. Le sucre présidait à notre destin commun et était, de ce point de vue, réellement le gagne-pain national. Mais les choses ont évolué avec la diversification des secteurs de l’activité économique. Et l’unité du sucre – qui dépendait de son prix à l’international et des

quotas que le gouvernement mauricien savait si bien négocier – a fait place à une fragmentation des intérêts et des enjeux. Ce qui produit en retour une fragmentation et une segmentation des vécus et des expériences.

Il est par exemple facile de constater que la reprise économique est bel et bien présente dans les régions à forte densité touristique. Le Nord, le Nord-ouest et le Sud-ouest notamment, où se situe la majorité du parc hôtelier et des projets immobiliers de luxe, sont comme des fourmilières actuellement. L’activité est à son niveau d’avant la COVID, et il est facile de constater le retour de l’optimisme par rapport au présent et à l’avenir.

Parallèlement à cela, il est également aisé de constater que d’autres régions – plus centrales et surtout les localités déconnectées et enclavées – subissent, elles, un autre phénomène : celui de la morosité et du pessimisme. Comme si le ruissellement économique peinait à y apporter ses bienfaits.

Cette différence territoriale n’est pas anodine. L’aménagement du territoire mauricien, avec l’accélération du développement immobilier depuis le début des années 2000, produit des différences parfois radicales dans les styles et les niveaux de vie.

Il y a tout un ensemble de raisons à cette différence et les choix de politiques économiques que nous avons faits depuis plusieurs décennies ont renforcé une division territoriale claire et distincte du point de vue des revenus et des styles de vie. Par exemple, la trop grande dépendance de notre pays aux Foreign Direct Investments (FDI) fait que les régions ayant la capacité à se transformer afin de bénéficier de ces investissements se développent bien plus rapidement que d’autres régions qui souffrent elles plutôt d’un phénomène d’enclavement lié à l’effondrement progressif de l’industrie sucrière ou de l’agriculture vivrière (le Sud-Est est un exemple flagrant de cela).

En fait, la diversification économique, à la suite de la chute des quotas sucriers, a non seulement produit une diversification des secteurs de l’activité, mais elle a également permis l’émergence d’autres formes du capital. Et des formes du capital qui ne dépendent plus forcément du marché intérieur puisqu’elles bénéficient du fort taux d’ouverture de notre économie sur la mondialisation, donc sur les marchés extérieurs. Ce point est crucial pour comprendre la distance qui est posée, et qui est devenue structurelle, entre les gagnants et les perdants du jeu actuel de l’économie à Maurice.

Un exemple pertinent de cette différence entre marché intérieur et marché extérieur est justement le secteur de l’immobilier de luxe à Maurice.

La mise en place de l’Integrated Resort Scheme au début des années 2000 – suivi par le RES, et plus récemment le PDS et le Smart City Scheme – ont eu pour conséquence directe l’apparition de deux marchés de l’immobilier à Maurice. Un marché local en Roupie et un marché en Euro ou en Dollar (marché qui peut être international ou local). Ces deux marchés ont permis un boom spectaculaire des revenus des propriétaires terriens étant en situation de pouvoir convertir leurs terres sous les différents régimes de développement leur permettant l’accès au marché mondial, alors que les Mauriciens localisés dans des régions où les terres ne pouvaient pas prétendre à une haute capitalisation ont vu, eux, leurs capacités de capitalisation décroître puisque devenues trop cher pour le marché local. Car voici encore une conséquence des deux marchés de

l’immobilier : avec des capitalisations en Euro et en Dollar, les prix des terres en Roupie ont également pris l’ascenseur. Et ce, jusqu’à rendre l’accès à la propriété privée et au logement extrêmement compliqué pour les Mauriciens des classes ouvrières et des classes moyennes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la NHDC commence à construire des logements sociaux pour la classe moyenne – même si elle ne l’admet pas.

Il y a ainsi une inégalité de fait dans l’accès à la propriété privée à Maurice. Et une inégalité où la majorité des Mauriciens sont les perdants du jeu économique. Cette inégalité ne se traduit d’ailleurs pas uniquement dans le prix des terres, mais également dans tout un ensemble de choses qui sont essentielles à la vie.

Un exemple concret de cette inégalité : un habitant d’une Smart City consomme 7 fois plus d’eau qu’un Mauricien lambda, dans un pays où cette ressource se raréfie progressivement.

Or, cette inégalité est profondément problématique parce qu’elle est en train de renforcer une logique spatiale et territoriale dont les effets sociaux, culturels et économiques pourraient devenir irréversibles sur le long terme : celui de la coexistence, sur un même territoire d’espaces hautement développés et d’espaces hautement sous-développés, sans possibilité que les espaces développés participent au développement des espaces sous-développés. Ainsi, l’hétérogénéité de ces espaces, et la vitesse avec laquelle on peut passer de l’un à l’autre, démontrent l’un des grands axiomes des analyses de Gilles Deleuze : le vieux schématisme qui divisait le globe et l’économie mondiale entre les mondes premiers du Nord et les tiers mondes du Sud a bel et bien fait place à un autre phénomène, plus complexe, celui de la coexistence sur un même territoire de mondes premiers et de tiers-mondes.

Il suffit d’observer les processus de tiers-mondialisation à l’œuvre dans certaines régions de la France Métropolitaine ou encore du Royaume-Uni pour constater que nous sommes bien ici dans une réalité sociale avérée. Tout comme il suffit d’observer certains modes de vie ici même à Maurice pour comprendre qu’il y a chez nous des mondes premiers qui n’ont rien à envier aux lieux les plus riches de la planète.

Le capitalisme actuel n’opère ainsi plus par division nationale, entre pays riches et pays pauvres, mais par division territoriale dans un même pays. C’est d’ailleurs la grande leçon de l’architecte Paul Virilio : l’aménagement du territoire est l’enjeu primordial du capitalisme actuel puisque c’est lui qui dicte les rapports de pouvoir et les différences entre classes sociales.

L’espace conditionne ainsi l’accès aux ressources, aux potentiels et aux opportunités. Les individus habitant dans ces espaces ne fréquentent pas les mêmes écoles, n’ont pas les mêmes opportunités sociales, n’ont pas les mêmes débouchés professionnels, n’ont pas les mêmes ouvertures culturelles. Et ce n’est pas notre modèle social – dont la fonction aurait dû être de rectifier ces différences d’origines – qui pourra régler ce problème.

Mais, il ne s’agit pas ici d’affirmer qu’il y a des phénomènes d’exclusion qui sont à l’œuvre, en pensant que l’exclusion est quelque chose qui peut être résolue dans les conditions actuelles de l’aménagement du territoire. Non, l’exclusion et l’inégalité relèvent d’une stratégie économique dont l’aménagement du territoire est le moyen

d’actualisation, et relèvent d’une différence structurelle qui restera insurmontable tant que le problème ne sera pas pris à partir de la question de l’aménagement du territoire – dans tout ce que ce terme peut signifier. En d’autres termes, c’est par l’aménagement du territoire que nous voyons le processus de prolétarisation des classes moyennes à l’œuvre à Maurice.

Il y a ainsi deux îles Maurice dont les frontières opèrent à partir de la division territoriale. Ces deux îles Maurice sont en contradiction profonde quant aux possibilités économiques, sociales et culturelles qu’elles offrent. Elles sont en contradiction profonde quant aux styles et au niveau de vie qu’elles produisent. Il ne s’agit pas ici de réduire ces deux île Maurice à un schématisme droite ou gauche. Nous sommes bien plutôt dans une dichotomie entre une île Maurice ouverte sur le monde et le marché extérieur – celle des Mauriciens citoyens du monde – ; et une île Maurice dépendant uniquement du marché intérieur – celle de l’insularité socio-économique. D’un côté les gagnants de la mondialisation et de l’autre ceux qui sont enfermés dans l’insularité. Ces deux îles Maurice se feront politiquement face tôt ou tard, mais dans quelles conditions ? Toute la question est là.

Dr Avinaash Munohur

Politologue

 

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -