Myriam Berton Mekouar
www.ateliersdelecume.com
comediensmasques@gmail.com
Penser la pratique philosophique et théâtrale par le rire, c’est peut-être (re)penser l’éthique relationnelle, auprès de jeunes vulnérables.
Voici la question sur laquelle mes collègues praticiens philosophes et moi, avons réfléchi en novembre 2023, lors des Rencontres des Nouvelles Pratiques Philosophiques, organisées au Mans par Edwige Chirouter, titulaire de la chaire UNESCO dédiée à cette pratique.
Professeure de théâtre depuis 35 ans, j’ai transféré mon approche théâtrale à ma pratique philosophique en y incluant une approche par l’humour. Le résultat démontre une réelle plus-value aux visées travaillées : philosophique, artistique. Qu’en était-il de la visée thérapeutique, même si, au départ, ce n’est pas l’objet premier de mon travail auprès des jeunes.
Force m’est de constater que ce combo installe un mieux-être chez les jeunes que j’accompagne à l’école et dans la cité. Poursuivant ma recherche-action, j’ai créé mes premiers ateliers philo-théâtre : des espaces de coopération et de non-jugement où s’entrelacent l’humour et l’auto-dérision, dont on sait qu’ils sont intrinsèques au rire.
Le rire nous aide à penser et à jouer, à mieux comprendre, à établir une bonne distance : conditions nécessaires de tout acte d’apprentissage. Nourrie de mes observations et du retour des jeunes élèves, de leurs parents, des enseignants, il est ressorti que cette approche pédagogique permet à ces publics souvent vulnérables de s’ouvrir à autrui et au monde, en étant plus réceptifs, plus enclins à déplisser leur potentiel réflexif.
Le process s’articule ainsi : j’expérimente la rencontre avec moi-même par le déploiement de ma pensée, par la confrontation avec l’altérité dans un jeu joyeux. Ce faisant, me sentant plus connecté aux autres, je peux sortir de mon repli sur moi.
Les apports du théâtre quant à eux, augmentent l’aventure humaine et artistique car nourrissant ma propre pensée et mon imaginaire, je m’émancipe et me sens appartenir à la communauté des humains. En somme, me sentant exister, je me répare, je me restaure et je peux même me guérir de mes angoisses existentielles en reprenant confiance en moi.
Le rire, ce mécanisme complexe qui fait de nous des humains fonctionnerait comme une tête chercheuse qui va son chemin jusque dans les recoins les plus obscurs de notre esprit. Apportant quasi instantanément une forme d’apaisement, il autorise ces jeunes en devenir à accéder à une forme de joie intense, ce qui les restaure dans l’image d’eux-mêmes.
Nos sociétés modernes se passionnent pour la quête du bien-être. Dans la masse des activités qui tournent autour du développement personnel, ces pratiques se fraient un chemin de plus en plus indispensable et des ateliers philo-théâtre jusqu’au monde de l’entreprise, ils fleurissent pour apporter plus de sens à la complexité du monde.
Le philosopher joyeux tout comme le théâtre cultivent un esprit résilient. C’est d’autant plus édifiant que traditionnellement, la philosophie est encore hélas, trop souvent perçue comme une discipline austère, parfois rébarbative qui serait réservée à une seule et supposée élite d’experts.
Ces ateliers Philo-théâtre, plébiscités, non seulement par les jeunes mais aussi par les publics empêchés : autistes Asperger, HPI, HPE, enfants ou ados en décrochage scolaire, se révèlent un outil puissant pour mieux se comprendre. Loin d’une réflexion fastidieuse et difficile d’accès, très loin du cours magistral, la séance philo-théâtre les invite à exercer sa pensée critique, à développer sa sensibilité artistique et à le faire en riant de leurs propres paradoxes. Platon déjà il y a plus de 2500 ans appelait la philosophie : la médecine de l’âme ! Si la philosophie comme le théâtre ont en eux la vertu d’apaiser l’angoisse existentielle en nous apportant des réponses, alors on peut parler d’une pratique cathartique qui soigne.
Cela va même au-delà de la simple sensation de joie ou de bien-être. Il y est même question de dignité humaine !
Romain Gary le dit très joliment, d’ailleurs dans La promesse de l’aube : « Je découvris l’humour, cette façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus. (…) Personne n’est jamais parvenu à m’arracher cette arme, et je la retourne d’autant plus volontiers contre moi-même qu’à travers le “je” et le “moi”, c’est à notre condition profonde que j’en ai. L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive ».
D’autre part, en s’appuyant sur les définitions de la santé que nous propose l’OMS : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. Je constate la fonction libératrice et émancipatrice d’une telle pratique pour apporter du réconfort aux élèves sans pour autant ôter de la rigueur intellectuelle à l’exigence éducative. En combattant l’écrasement de la pensée par une entrée joyeuse dans l’acte du philosopher et du jeu théâtral, l’atelier philo-théâtre est une activité puissamment efficace.
La comédie, comme la philosophie sont des disciplines intellectuelles à part entière. L’humour ici, vise entre autres, à dévoiler la réalité qui se dissimule souvent derrière les situations, et ce faisant, il facilite non seulement la révélation de la vérité, mais il met au grand jour, les fausses croyances les préjugés qui nous entravent. Ainsi, la raillerie légère, le bon mot, invitent à l’autoréflexion en permettant à l’ego de se dégonfler, nous rappelant que même les esprits les plus éclairés sont sujets à l’erreur. Philosopher, c’est d’abord douter… Jouer, c’est assouplir son esprit et son corps et c’est le chemin, me semble-t-il vers l’émancipation.
En envisageant avec confiance l’ironie inhérente à l’existence, en apprenant à rire des dilemmes existentiels, en célébrant ensemble l’absurdité du monde, les jeunes trouvent là, un moyen de transcender leur mal-être. L’activité s’apparente donc bien à une stratégie d’adaptation au stress.
Face au scepticisme de certains, il est légitime de se demander jusqu’à quel point l’animateur doit « faire l’idiot », conformément à la posture chère à Gilles Deleuze, et suspendre son savoir livresque et expérientiel face aux participants ? Rappelons que chez Deleuze, « L’idiot », c’est ce « penseur privé (vous, moi) qui s’oppose au professeur public, celui dont c’est le métier.
Pour Deleuze : « Philosopher, c’est faire l’idiot parce que l’idiot, c’est celui qui n’a pas de réponse ! Peut-être aussi parce qu’il n’y a jamais qu’une seule bonne réponse ? Ainsi devrait être la posture de l’animateur qui vérifie non pas la réponse de l’apprenant mais surtout… qu’il a cherché…
Enfin, parce que certains concepts sont anxiogènes par essence, certains jeunes, (les plus fragiles), risqueraient de se sentir littéralement écrasés émotionnellement si on ne recourait pas à cette distanciation permise par l’approche humoristique. Je veux parler ici de certains concepts tels que : la mort / l’exclusion / la solitude / la guerre / la violence / la destruction de la nature et l’éco-anxiété qui en découle, la différence / le handicap, etc… Pour ne citer qu’eux… L’âpreté de ces concepts plongerait certains dans une grande perplexité voire dans la résurgence de souvenirs expérientiels douloureux.
Dans ma pratique, ce qui m’intéresse, c’est la recherche de ce rire sincère, spontané qui jaillit dans toute son authenticité car il instaure une communauté de fraternité et de coopération indispensable pour construire un espace où chacun trouve sa place dans le groupe, un espace où va se créer une dynamique collective avec des outils pour construire son autonomie et sa croissance émotionnelle et intellectuelle.
Leur souffrance ainsi mieux comprise, mise en mots, discutée, leur sentiment d’isolement se dissipe progressivement. Cela n’est pas magique mais fonctionne par le désarmement de la résistance intellectuelle car l’humour brise les barrières mentales et émotionnelles par l’environnement qu’il crée. À travers ces ateliers, il est question aussi de cultiver leur curiosité intellectuelle et leur capacité d’émerveillement ainsi qu’une forme d’humilité, conditions sine qua non à toute démarche d’investigation philosophique et artistique.
Pédagogiquement plus participative et plus délibérative, cette vision éducative est sans nul doute plus puissante que vingt traités de philosophie, que ces jeunes liraient tout seuls dans leur coin.
Ils vivent une expérience mémorable car les notions abordées resteront gravées plus longtemps dans leur mémoire en développant chez eux aussi une pensée divergente.
Ces résultats sont mesurables et démontrés par la science et la médecine :
– Catharsis émotionnelle : j’exprime, je pose et je me libère…
– Renforcement du sentiment de confiance par la création d’expériences partagées.
Les jeunes participants se sentent mieux compris et davantage soutenus :
– Libération d’endorphines et réduction du stress car le rire diminue les niveaux de cortisol, l’hormone du stress,
– Amélioration de l’humeur car l’humour inverse temporairement les états émotionnels négatifs tels que l’anxiété, la tristesse, la frustration ou la colère et favorise une perspective plus positive et optimiste,
– Détournement de l’attention en permettant une pause dans le vacarme mental,
– Encouragement de la résilience : en riant des difficultés ou des échecs, on cultive notre résilience et notre persévérance face aux adversités,
– Libération émotionnelle car le rire a ce pouvoir extraordinaire de relier, de réunir et de créer clairement une communauté de fraternité. C’est en cela qu’il soulage, console, répare et restaure une image de soi abîmée.
Au-delà de tous ces bienfaits, je reste persuadée que cette approche par l’humour permet aussi de démocratiser ces deux disciplines en permettant à un plus grand nombre de se les approprier.