REYNOLDS MICHEL
En lisant divers articles de presse sur la violence faite aux femmes allant jusqu’au crime passionnel, j’ai pensé à ce que disait l’écrivain et réalisateur Philippe Claudel au « Monde des Livres » sur le mystère humain : « J’autopsie le vivant et c’est une source de vertige ». Et de préciser : « L’homme parvient toujours à repousser les frontières du pire, comme s’il s’expérimentait lui-même dans sa propension à faire le mal ». Pour l’auteur de La petite fille de Monsieur Linh et de l’Archipel du chien, son dernier roman, sorte de parabole sur la crise migratoire, cette disposition se révèle dans la manière dont nous accueillons l’autre dans sa différence, l’autre en tant qu’autre que moi (1).
Je me suis demandé si nous ne touchions pas là le fond du problème de la violence faite aux femmes, plus particulièrement des homicides conjugaux. Comment comprendre la tendance de certains hommes à vouloir dominer et posséder celle qu’ils considèrent comme « leur » femme, ce jusqu’au crime dit « passionnel » ? D’où vient cette incapacité de faire place à l’autre, d’accepter que l’autre ne soit pas un autre que moi, de comprendre qu’il n’est pas un objet à saisir, à posséder ? Certes, la rupture ou la perte amoureuse est une épreuve extrêmement difficile à gérer. Mais lorsqu’elle conduit à des violences extrêmes, elle révèle généralement une grave carence dans l’éducation à l’altérité qui passe par la construction de l’autre et de soi sans confusion. « La violence a toujours à voir avec une méconnaissance du statut et de la place de l’autre », nous dit la psychothérapeute Nicole Jeammet (2).
Une limite à la jouissance du « tout »
Compte tenu de toutes ces violences, une réflexion à l’altérité s’impose aujourd’hui avec force. La lecture du livre de la Genèse 2 et 3 ‒ récit qui se rapporte à la condition humaine ‒, notamment L’interdit de l’arbre du jardin d’Eden (Genèse 2,16-17) peut nous y aider grandement (3). Nous connaissons le commandement :
« De tout arbre du jardin, tu mangeras et mangeras. Mais de l’arbre à connaître le bon et le mauvais, point n’en mangeras ; car du jour que tu en mangeras, de mort, tu mourras »
(Gn, 2,16-17)
Ce récit vient après la création de l’Adam et son installation dans le jardin (Genèse 2,4-14) et juste avant la création d’Ève (Genèse 2,4-7). Lu dans cet ensemble cohérent (Genèse 2,4-3,24) le récit de l’Interdit de l’arbre du jardin, tel qu’il se donne à lire et tel que le sens se construit dans le texte, nous ouvre sur une nouvelle lecture de l’interdit : quelque chose comme une ouverture à l’autre, à la relation, à l’altérité.
L’ordre donné, comme nous pouvons le constater, s’adresse à l’humain comme à un « tu ». Et il est double. Dans sa première partie, il s’énonce en mode positif : « De tout arbre du jardin, tu mangeras… » (v.16). L’humain est invité à se nourrir de tous les arbres du jardin. Puis, sur ce fond d’ordre positif et au cœur même de ce besoin vital, un interdit vient poser une limite : « point n’en mangeras » (2,17). C’est un seul et unique arbre qui est concerné par l’interdit : « l’arbre à connaître le bon et le mauvais ». Tout sauf un. La totalité moins une. Le « tout » est là, mais tout n’est pas permis. Ainsi, au sein de la totalité comme telle, est posée « une règle de soustraction » comme condition du bien vivre humain. Car l’humain n’est pas un être sans limite. Il est ici appelé à faire le deuil de son désir de toute puissance sur le bien et sur le mal.
Tout n’est pas consommable
L’interdit ou la soustraction, comme nous pouvons l’observer, ne porte pas uniquement sur les arbres, mais également sur l’usage des arbres, c’est-à-dire sur la fonction qu’ils peuvent avoir pour un sujet. Au milieu des arbres bons pour « le manger », se trouve un arbre pour « le connaître ». C’est cet arbre, seul et unique en son genre, qui est l’objet de la soustraction ou de l’interdiction. Il est soustrait à la consommation, car sa consommation conduit à la mort (V.17). C’est dire que la connaissance du bon et du mauvais n’est pas de l’ordre du consommable par la vue ou par la bouche.
En effet, tout n’est pas objet d’appropriation et de consommation. Il y a de l’autre et l’autre ne se mange pas. Tout manger, c’est tout ramener à soi, c’est nier la différence, c’est nier l’autre en l’assimilant. L’interdit est donc salutaire, parce qu’il constitue « la garantie de l’écart qui doit séparer l’un de l’autre, l’un l’autre pour que le désir puisse s’élancer dans l’espace de la relation » (4). L’interdit apparaît déjà, au regard de notre lecture, comme une loi d’altérité. C’est la place de l’autre que le divin garde en quelque sorte.
Cette lecture est confirmée par la place de la création de la femme dans le déroulement du récit (5). À peine l’interdit énoncé, « le Seigneur Dieu dit : « il n’est pas bon que l’homme soit seul » » (2,18). Nous tenons là, sans doute, une des clefs de cette séquence narrative.
Dieu voit qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul. Le « pas bon » est présenté comme un manque lié à « l’être seul » auquel il convient de soustraire l’humain. Être seul, être TOUT seul, c’est vivre dans l’isolement et l’exclusion de l’Autre, en risquant la mort. Ce constat décide Dieu à remédier à la situation : « Je lui ferai une aide, comme sa réplique ou face à lui » (2,18). Une aide pour libérer l’humain de son isolement, de sa solitude dans le TOUT et le faire entrer dans une relation d’« être avec ». Bref, pour surmonter le manque lié à son être même, l’homme Adam a besoin d’un Autre, à la fois semblable et différent, avec qui instaurer une relation de sujet à sujet.
C’est donc bien dans l’ordre de la relation que se situe la question du « bon » et du « pas bon ». Autrement dit, le récit de l’interdit de l’arbre défendu doit être lu dans une perspective qui ouvre pleinement sa place à l’autre, à l’altérité. L’Autre doit être respecté dans son altérité et son autonomie. L’arbre devient dans cette optique la figure de cette altérité qui doit être respectée. Il est interdit de connaître l’autre en le mangeant, c’est-à-dire en le considérant comme un objet de dévoration. Obéir à l’ordre donné, à l’interdit, revient donc à ne pas réduire l’autre à soi, à renoncer à la mainmise sur lui ou sur elle pour entrer dans une juste relation où le désir de l’un rencontre le désir de l’autre.
J’ai choisi ce récit de l’interdit du jardin du livre de la Genèse (2,17-18) parce qu’il dit bien ce qu’est l’altérité et qu’il ouvre les pistes intéressantes pour une éducation à l’altérité. À cette éducation qui s’avère plus que nécessaire aujourd’hui, la littérature nous offre également de nombreuses pistes, tout en abordant ses diverses formes (culturelle, sociale, nationale, sexuelle…). Bref, les voies et les moyens pour mettre en œuvre une éducation à l’altérité ne manquent pas. Il faut seulement de la volonté de la part de toutes les instances éducatives.
Notes
(1) MARIVAT Gladys, La géographie imaginaire de Claudel, In, Le Monde des Livres, 06/04/2018.
(2) JEAMMET, « Je »est un autre, Colloque francophone AIEMPR, Paris, 2010
(3) La Genèse est le premier livre de la BIBLE (texte fondateur du judaïsme et du christianisme).La traduction de La Genèse adoptée ici est celle d’Edmond FLEGE. C’est une traduction ancienne, de grande qualité littéraire qui tente de mettre en évidence les originalités de la lettre hébraïque, écrit le sémioticien Jean-Claude Giroud (L’empreinte du septénaire, Mise en discours et énonciation / Genèse 1 – 11 et Apocalypse 5- 8 ; thèse de doctorat en Sciences du langage, Université Lumière Lyon 2, 2014). Je me suis inspiré de sa thèse pour mon travail d’écriture sur Genèse 2 et 3 (texte inédit).
(4) BOUCHARD Nicole, Quand une femme devient mère, Editions Fides, Montréal,1959, p.111.
(5) La lecture mise en œuvre ici est dite synchronique (dans un même temps). Elle cherche des réponses dans le vocabulaire et l’organisation du texte lui-même. La question est : Comment ce texte dit ce qu’il dit ? C’est une nouvelle manière d’interpréter un récit, d’interpréter ce récit.