« Ces Romains si jaloux, si fiers (…) qui jadis commandaient aux rois et aux nations (…) et régnaient du Capitole aux deux bouts de la terre, esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs, que leur faut-il ? Du pain et les jeux du cirque (Panem et circenses). » Ainsi s’exprimait le poète satirique latin Juvénal dans la Satire X, datée de 81 après J.-C. Ce faisant, il entendait dénoncer le fait que ses contemporains se préoccupaient davantage de leur estomac et de leurs loisirs (distribution de pain et jeux du cirque), distribués gracieusement par le pouvoir (les empereurs romains) afin de s’attirer la bienveillance du peuple. C’est ce qu’on appelle la politique d’évergétisme.
2 000 ans plus tard, qu’est-ce qui a réellement changé ? Certes, les gladiateurs ne se trouvent plus que dans quelques arènes, se contentant de s’en prendre à d’innocents bovins, et le pain est aujourd’hui fourré de hamburgers, issus d’ailleurs du même animal. Pour autant, le principe reste fondamentalement le même, et même dans des proportions dépassant largement l’entendement. Pour preuve, les secteurs de la restauration et des loisirs n’auront jamais été aussi juteux – pour leurs promoteurs, cela va sans dire. Ainsi, si l’on prend la seule industrie du divertissement, son chiffre d’affaires comporte tellement de zéros qu’il en devient non seulement indécent, mais même carrément imprononçable.
Pour s’en convaincre, prenons quelques exemples marquants : l’industrie musicale, le cinéma et le jeu vidéo, soit trois secteurs en grande forme. Ainsi, dans le premier cas, l’engouement reste intact, avec des progressions constantes des chiffres, soit près de USD 30 milliards générés par an. Le cinéma, lui, fait mieux, bien qu’ayant accumulé d’énormes dettes dans le sillage de la pandémie. Hollywood, a lui seul, dépasse ainsi de USD 5 milliards les chiffres de l’industrie musicale. Auquel viennent s’ajouter les profits générés par le cinéma européen, africain et asiatique, dont USD 5 milliards de plus rien que pour Bollywood.
Et que dire du secteur du jeu vidéo, en progression continue depuis près de 15 ans, totalisant pas moins de deux milliards de joueurs. Cette fois, on frise les USD 180 milliards de bénéfices à travers le monde. Le développement de l’industrie vidéoludique est tel qu’il aura permis l’émergence d’un grand nombre de nouvelles plateformes de jeux, mais aussi de secteurs parallèles, comme le streaming gaming et l’e-sport. À ces trois mastodontes du divertissement, l’on pourrait évidemment y adjoindre une pléthore d’autres secteurs, comme celui du football qui, en termes de chiffre d’affaires, pèse USD 400 milliards dans le monde, ou encore celui des jeux de hasard, pour sa part inchiffrable… Mais nous nous arrêterons là !
Ces chiffres font en tout cas apparaître une évidence, à savoir que non seulement les loisirs occupent une part grandissante de nos activités, mais qu’ils nourrissent dans le même temps un nombre démesuré d’industries engagées dans la création de « besoins artificiels ». Avec une question tout aussi évidente : doit-on s’en réjouir ? Certes, les loisirs sont plus que nécessaires dans notre société consumériste postindustrielle – leurs bienfaits sur la santé ne sont d’ailleurs plus à prouver. Qui d’ailleurs oserait se plaindre, après des heures harassantes passées au bureau ou à l’usine, de pouvoir se poser un instant devant un bon film sur Netflix ou sur Final Fantasy XIV: Dawntrail ? Néanmoins, il n’en faut pas pour autant oublier deux réalités, à commencer par l’abandon progressif des autres formes de loisirs tout aussi salvatrices, mais combien plus conciliantes avec l’environnement, comme les randonnées, les jeux de société ou encore les sorties culturelles. Mais aussi et surtout que ce faisant, nous entretenons sans le savoir la politique de l’évergétisme.
En l’occurrence, il s’agit de prendre avant tout conscience que notre système économique nous pousse vers des plaisirs court-termistes, favorisant ainsi la suralimentation et le divertissement. Démarche qui nous fait de facto oublier de nous soucier d’enjeux plus exigeants et, pire, du destin collectif. Or, ces enjeux ne manquent pas, à commencer par celui du réchauffement planétaire, d’où nous nous éloignons chaque jour qui passe un peu plus. Avec pour seule certitude que si nous ne descendons pas à temps du manège, d’ici quelques tours de plus, il sera définitivement trop tard.
Michel Jourdan