Revenons au déplacement temporaire de l’élite de la population portlousienne provoqué par le choléra. Cette population aisée de la capitale n’alla pas bien loin du centre-ville.
En effet, « après le choléra de 1854, des habitants aisés de Port-Louis, ayant les moyens, firent construire des maisons de campagne dans le quartier de Cassis » qui « se développa jusqu’à la Grande Rivière et la plage des Sables noirs ». (1) À noter que le Code Decaen No. 23 avait inclus ces localités dans les limites de Port-Louis, confirmant ainsi « une ordonnance du 1er août 1768 du gouvernement royal qui avait fixé ces limites à l’embouchure de la Grande Rivière d’un côté et de l’autre aux terrains situés sur la rive gauche de la rivière des Lataniers. » (2)
Donc, cette dépopulation suivant l’épidémie de 1854 n’en était pas une puisque les déplacés s’étaient réfugiés dans les limites même de la ville tout en gardant leur bien et leur bureau ou commerce dans le centre-ville. Vraisemblablement, le globe-trotter, Melle Ida Pfeiffer, qui visita Port-Louis en 1856-1857, faisait allusion à cette nouvelle donne lorsqu’elle notait que « les gens riches vivent la plupart dans leurs maisons de campagne et ne viennent que pendant la journée à la ville ». (3) Cette pratique allait se généraliser dans la seconde moitié des années 1860.
La malaria
Malgré leurs milliers de victimes, les « épidémies successives de choléra furent cependant des fléaux bénins en comparaison » (2) des ravages qui suivirent l’épidémie de malaria qui allait sévir de 1866 à 1868. « De toutes les épidémies qui affligèrent le Port-Louis au cours de son histoire, l’épidémie de 1866-1868 fut, sans contredit, la plus mémorable. En longueur, en violence et en létalité elle surpassa toutes celles qui l’avaient précédée ; la panique qui avait suivi l’apparition du choléra en 1854 ne fut rien auprès de la terreur qu’elle inspira tant par son caractère mystérieux que par ses ravages ; elle démoralisa complètement les habitants de la capitale et leur fit perdre confiance en ce qu’ils avaient toujours considéré jusque-là comme une chose incontestable: la salubrité de leur ville. » (Idem)
L’effet sur la démographie port-louisienne fut particulièrement dévastateur et durable. « Dès le début de 1866, nombre de citadins s’étaient empressés, comme en 1854, de fuir le chef-lieu pour des régions plus saines du centre de l’île. Mais cette fois-ci l’exode fut définitif. La plupart de ceux qui étaient partis, sachant bien que, même l’épidémie passée, les facteurs fébrigènes subsisteraient très longtemps dans la capitale avant qu’elle ne fût complètement assainie, ne revinrent jamais.»
Ainsi naquirent les grandes agglomérations résidentielles sur les hauts plateaux. « Cet exode de Port-Louisiens concourut de manière particulièrement efficace à l’apparition de larges agglomérations aux Plaines-Wilhems, de localités qui s’accrochèrent à la route Royale reliant la capitale à Curepipe. » (3)
Les nouvelles agglomérations des hautes Plaines-Wilhems
L’installation des anciens Port-Louisiens loin de la capitale a été largement facilitée par l’avènement du chemin de fer qui, en 1864-1865, reliait Port-Louis au nord et au sud de l’île, ce qui assurait aux usagers de pouvoir se rendre à Port-Louis pour la journée et rentrer le soir. « La facilité de se rendre en ville par le chemin de fer et la différence de température, particulièrement appréciable en été, qui existait entre le Port-Louis et les hautes régions des Plaines-Wilhems ne prirent pas longtemps à les décider à délaisser la capitale pour la campagne. Ce fut pour le Port-Louis le commencement de la fin. » (4)
Le développement résidentiel dans ces agglomérations des Plaines-Wilhems dont nous faisons état plus haut s’étendait aussi dans d’autres quartiers proches de la gare, longeant notamment les zones donnant sur la Railway Road, la route du Cimetière et la route Closel ainsi que leur prolongement allant jusqu’à Bonne-Terre et Mon Désir (Carreau Laliane).
Le long de la route du Cimetière s’élevaient les splendides propriétés des Closel avec maisons coloniales, jardins fleuris, vergers, pelouses verdoyantes, etc. La proximité de la gare était, sans doute, à l’avantage des habitants qui pouvaient se prévaloir des services qui y étaient offerts – transport par train, la poste, le télégraphe, etc.
À Vacoas comme à Phoenix, à Curepipe comme à Beau-Bassin/Rose-Hill, les nouvelles agglomérations se construisaient autour des gares de chemin de fer et se peuplaient des Port-Louisiens qui fuyaient la capitale, qui était devenue invivable avec les épidémies mortelles de choléra et de malaria, entre autres.
C’est avec à-propos que Vaco Baissac faisait cette observation : « Sait-on que nous devons au chemin de fer, le peuplement et le développement des Plaines-Wilhems ? Sait-on que nos gares ferroviaires des hauts plateaux sont à la genèse de nos villes ? Autour de la gare, des familles bourgeoises s’installent, à la fin du XIXe siècle ? On les reconnaît à leurs belles maisons en bois, aux toits de bardeaux, aux charmes créoles indéniables, aux jardins majestueux qui les entourent. Une ceinture de bardeaux entoure donc nos gares, à Curepipe, à Curepipe Road, à Vacoas, à Phoenix (Closel), à Quatre-Bornes (le vieux Quatre-Bornes), Rose-Hill.» (5)
Bien évidemment, l’arrivée de l’automobile ne fera que confirmer et conforter cette tendance, voire cette nouvelle mode – habiter dans les hauts et descendre « en ville » pour le travail et les affaires. Si bien qu’aller « en ville » entrera dans le parler mauricien comme voulant dire aller « à Port-Louis »…
D’une ville pleine de gaieté à une ville moribonde
En route de la Tasmanie pour Londres via Maurice, en 1828, Rosalie Hare faisait escale à Port-Louis, une ville pleine de bonheur. « In 1828 Rosalie Hare, the young wife of the captain of the Caroline, arrived in Port-Louis on her way from Tasmania to London. In her diary of her 18 month journey the girl reported how gay Port-Louis was, how everyone loved music. Bands performed in the Champs de Mars. Playing the harp and guitar was popular in private houses, and a constant flow of visitors from ships enlivened the social scene. » (6) Le livre qu’a écrit Rosalie Hancorn Ambrose Hare The voyage of the Caroline from England to Van Diemen’s land and Batavia in 1827-28, édité par Ida Lee, contient des chapitres sur l’histoire ancienne de la Tasmanie du Nord, de Java, Maurice et Sainte-Hélène.
Une quarantaine d’années plus tard, Port-Louis changea du tout au tout. « Alas, Port-Louis has changed ! In the great malaria epidemic of 1867, 200 a day died in the city, and in all a quarter of the population died. Fear of the disease, which seemed worse at sea level, drove the population to the cooler healthier hills behind the city. The pianos ceased playing in the elegant verandahed houses with their beautiful high walled gardens. The 1 300 carriages paying tax in the 1830s moved away, and Port-Louis became a city for work, not middle- and upper-class residence. » (Idem)
B. Burrun
Port-Louis, ville morte
La seconde moitié des années 1850 et la seconde moitié des années 1860 ont fait date dans l’histoire de Port-Louis, étant des périodes où des épidémies mortelles de choléra et de malaria ont eu un impact dramatique sur la ville, confinant ses habitants ou les chassant des limites de la ville.
Les morts se comptaient par dizaines de milliers – pour les épidémies de choléra : 7 650 décès en 1854 ; 3 250 en 1856 ; 3 500 en 1862. La malaria a fait 3 663 victimes en 1866, 22 381 en 1867 et 7 034 en 1868. Ne parlons pas des ouragans dont le fameux cyclone 92 qui s’abattirent sur elle et firent d’elle une ville exsangue à la fin du 19e siècle. « Port-Louis est morne et silencieux, il est même désert. » (7)
Bibliographie
(1) Chelin, Jean Marie, Port-Louis, Histoire d’une capitale, Volume I, des origines à 1899, Phoenix : Imatech 2017.
(2) Toussaint, Auguste, Port-Louis, deux siècles d’histoire, 1735-1935, La Typographie Moderne, 1936. Une nouvelle édition de cet ouvrage est sortie en 2013 aux Éditions Vizavi, Port-Louis.
(3) Pfeiffer, Ida, Last Travels of Ida Pfeiffer (1797-1858), Routledge, 1861.
(4) Nagapen, Amédée, Histoire de la Colonie Isle de France – Île Maurice, 1721-1968, Diocèse de Port-Louis, 1996.
(5) L’express-dimanche, « Patrimoine – Le train à Mapou et Vaco au Lycée », 5 avril 2009.
(6) Wright, Carol, Mauritius, Stackpole Books : Harrisburg, USA, 1974.
(7) Hitié, Seymour, Port-Louis, d’il y a 50 ans et Port-Louis d’aujourd’hui, 1917, in La Gazette des Iles et de la Mer des Indes, No. 15, 1987.