Le maître et l’esclave ou la fabrique de l’Autre

« À l’être vivant qui devient ma propriété, je donne une autre âme, je lui donne mon âme » (Hegel)

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Reynolds Michel, Le Port, La Réunion 

L’esclavage n’est pas une pratique qui concerne avant tout les Noirs, comme cela pourrait donner à penser. C’est une pratique aussi vieille que les sociétés humaines et, à l’échelle de l’histoire, elle a concerné majoritairement des populations dites « blanches ». Certes, si dans le dernier quart du XVIIIe siècle, durant le trafic de la traite des Africains vers l’Amérique, la Caraïbe, les Antilles et les Mascareignes, elle n’a concerné que les populations dites « noires », l’esclavage est une pratique très connue et répandue dans l’Antiquité. On trouve des esclaves dans bon nombre de sociétés très hiérarchisées, dans la Grèce et la Rome antiques (200 000 en Grèce au Ve siècle et 400 000 à Rome au temps de l’empereur romain Trajan / 53-177), en Egypte… (1) Bref, l’esclavage est une institution qui a précédé la traite transsaharienne, dite traite arabo-musulmane, et la traite transatlantique. 

Au sein de cette institution, l’esclave est défini par sa force de travail, sa seule fonction sociale. « L’utilité des animaux domestiques et celles des esclaves, est à peu près la même : ils nous aident, par leur force corporelle, à satisfaire les besoins de l’existence », déclare le philosophe Aristote (384-322 AV. J.-C.). Et la force de travail qui définit l’esclave, cette force de travail appartient de droit à celui dont il dépend, à son maître.

 

 Sans nom, exclu de la cité et sans identité           

L’esclave n’a pas de nom. Il n’a pas de filiation, ni d’ascendance, ni de descendance. Il n’est citoyen d’aucun pays. L’esclave n’a pas d’identité. On lui attribue un nom, bien sûr, et le premier sobriquet venu ou choisi (Ladouceur, Manioc, Sosie, Bagatelle, etc.) par le maître peut faire l’affaire. Dans toutes les langues, précise Michel Clevenot, le terme qui désigne l’esclave est d’origine étrangère : en latin servus est étrusque ; le grec doulos vient d’Asie Mineure ; le mot français « esclave » est tiré de « slave ». Au contraire de l’homme libre, ingenuus (celui qui est « né dans » la cité), l’esclave, c’est l’étranger absolu, celui qui n’a aucun droit (2). 

C’est un statut très bas qui met plus ou moins l’esclave dans la main du maître, à sa merci, pour qu’il fasse ce qu’il veut : un domestique, un travailleur des mines, un gérant de ses affaires si le maître est un commerçant. Il peut encore l’épouser si l’esclave est de l’autre sexe (Alain Testart, L’esclavage comme institution,1998). Pour fabriquer ce statut, les sociétés ont eu besoin, au préalable, de construire une distance avec l’Autre. Une distance permise par la guerre qui donne aux vainqueurs un droit de propriété ‘absolue’ sur la personne aussi bien que sur les biens des vaincus. C’est la raison principale qu’évoquent les premiers penseurs de l’Antiquité grecque jusqu’à Saint Augustin pour justifier l’esclavage : le pouvoir qu’un vainqueur a obtenu sur un captif et qu’il a réduit en esclavage et auquel il a laissé la vie sauve sur le champ de bataille (Paul Ismard, France Culture, 29/04/2024).

La razzia, les tributs imposés aux populations subjuguées, la piraterie, les dettes, la compensation d’une offense, le débarras d’une société de ses opposants ou marginaux, nouveau-nés abandonnés… sont d’autres sources de l’asservissement. Conséquemment, par prise de guerre et autres, l’esclave devient alors un objet de propriété, que l’on peut acheter et vendre, donner en héritage ou en location, comme n’importe quel bien meuble. Ce mouvement d’appropriation est producteur d’une différence fondamentale entre le maître et l’esclave. C’est sur cette différence fondamentale que sont venues se greffer un certain nombre de préjugés, stéréotypes et de justifications.

 

Préjugés, stéréotypes raciaux à l’égard des Noirs

Ainsi, à propos de la traite orientale et transsaharienne (fin VIIe siècle au XIXe siècle), ce sont, selon la réalisatrice Fanny Glissant (3) les caractères attribués à certaines populations jugées propices à la servitude qui justifient la vente d’hommes et de femmes, selon des critères fabriqués : telle ethnie est dite plus travailleuse et résistante aux corvées ; des Éthiopiennes présentées comme de « bonnes reproductrices » ; d’autres femmes jugées idéales pour les harems, ou encore, des hommes de l’est de l’Afrique subsaharienne supposés devenir de « bons eunuques » (Fanny Glissant, Op.cit.). Le philosophe grec Aristote ne soutenait-il pas qu’il existe des populations naturellement vouées à l’esclavage ? En effet, il existe pour Aristote des êtres conditionnés par la nature pour être respectivement maitre et esclave  (Aristote, Politique, I, 4,7). Dans cette même ligne, Al-Mukhtar Ibn Butlan, médecin arabe chrétien de Bagdad (XIe siècle), considérait que les Nubiens étaient naturellement faits pour être esclaves (Catherine Coquery-Vidrovith, in revue Alarmer, 26/02/2021). De fait, les Nubiennes et les Abyssines étaient depuis longtemps recherchées comme concubines et, selon le géographe arabe Edrisi (XIIe siècle), « les princes d’Egypte désirent tous en posséder ».

L’esclavage dans le monde arabo-musulman découlant de la traite orientale et transsaharienne n’est pas un esclavage « doux » concernant principalement les concubines et les eunuques. Les esclaves servaient de tout : domestiques et concubines, gardes et soldats, ouvriers des salines et des mines, messagers et porteurs. Ils pouvaient être vendus, châtiés ou cédés. Dans ce type d’esclavage, dont l’Afrique est devenue rapidement l’épicentre, les femmes vont payer, comme le souligne Fanny Glissant, le prix fort. « Elles sont utilisées comme concubines, violées et exploitées sexuellement. Elles vont peupler les harems de l’Afrique du Nord et tout le moyen Orient ». Une déportation d’environ 12 à 14 millions de captifs sur dix siècles.

Dans la traite orientale et transsaharienne, la race ne joue pas au départ un rôle prééminent. Elle ne motive pas les différentes traites orientales. Mais on assiste très vite à une évolution de la représentation de la main-d’œuvre servile noire dans les premiers siècles. Et ce, en raison même de la progression extrêmement rapide du nombre de captifs africains et de leur rôle essentiel dans l’économie. Un imaginaire, appuyé sur les préjugés et stéréotypes raciaux existants, se crée progressivement où l’homme noir est assimilé à la figure de l’esclave. La construction des Noirs comme une race destinée à l’esclave n’est pas loin.

La fabrication de la « race » : un système en noir et blanc

C’est avec la traite transatlantique que se construit un système racialisé en noir et blanc, un système maîtres blancs-esclaves noirs. Cette traite, qui débute au 15e siècle avec les Portugais et s’étale sur plus de 400 ans, est un système de déportation des Africains. On estime à plus de 12 millions les captifs africains déportés vers les Amériques et les Caraïbes et ensuite vendus et réduits en esclavage sur les plantations… C’est dans ces plantations de café, de tabac, de coton, de sucre, etc., gérées par des colons blancs mais où la main-d’œuvre est majoritairement noire – 89% d’esclaves dans ces sociétés de plantation – que vont se construire la « race » en prenant appui sur les préjugés et stéréotypes circulants, voire sur le mythe biblique de Cham (4). 

Dans ces sociétés d’exploitation où maîtres blancs et esclaves noirs sont pour ainsi dire en face à face, tout esclave ne peut être que noir, et tout noir n’est bon qu’à être esclave, pour reprendre une expression de Catherine Coquery-Vidrovitch (op.cit.). La construction des Noirs comme une race destinée à l’esclavage est pleinement légitimée. La voie est ainsi ouverte à toutes les dominations et exploitations. Concluons : si la traite des Noirs, nous le savons mieux maintenant, ne concerne pas que la traite européenne et atlantique, elle marque, comme le souligne Fanny Glissant « une rupture racialiste avec les autres formes d’esclavage. Une rupture qui se prolongera avec le développement d’une idéologie fabriquée à travers les conquêtes coloniales et leur politique de domination » (Fanny Glissant, op. cit. , et réalisatrice de la série documentaires Les routes de l’esclavage, Arte, 2018).

DESCHAMPS Hubert, Histoire de la Traite des noirs, Paris, Fayard, 1971, pp. 7-14.

CLEVENOT Michel, L’esclave sans nom et l’esclave Onésime en 61, dans Les Hommes de la Fraternité du même auteur, Paris, Nathan, 1981, pp. 147-152.

GLISSANT Fanny, La traite transatlantique repose-t-elle sur une idéologie raciste ? dans l’Histoire de l’esclavage Et de la traite, Marc Cheb Sun (direction), Librio documents, 2021

MICHEL Reynolds, Le racisme anti noir et la malédiction de Cham, Médias locaux, décembre 2019.

 

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