Le danger, on ne le sait que trop ou le croit savoir, ce n’est jamais qu’un danger, mais toujours LE danger, le vrai, le seul qui soit, non seulement selon la circonstance – pour ce qui nous concerne ici, la montée triomphale et triomphante de l’extrême droite un peu partout en Europe, en France aussi, pays où l’extrême droite a, depuis son avènement qui remonterait, selon plus d’un, à la Révolution française, suscité bien des craintes et provoqué moult réactions, et même dans le monde et qui mérite(rait) de mobiliser toute l’humaine énergie, voire, si cela était possible, l’énergie de tous les humains –, mais, en vérité, en toute circonstance, depuis toujours, depuis qu’existent des êtres que l’on dit humains surtout, et Martin Heidegger parlerait, ici, du danger en l’Être qui est « le Danger : [c’est-à-dire] l’Être se mettant lui-même en péril dans la vérité de son aître, qui y –[ au milieu des, dans, les] « périls et urgences [qui] pressent de toutes parts les humains à toute heure » – demeure voilé et dissimulé », ajoutant que « [c]ette dissimulation est ce qui du danger y est le plus dangereux. » Ça, c’est ce qui pour l’étant humain constitue le seul et véritable danger et tout autre danger, ainsi nommé par maladresse ou ignorance, n’est, en comparaison, que roupie de sansonnet.
Il n’en demeure pas moins, cependant, que tout danger, le moindre compris, passe pour celui qui y est confronté au moment où il y est confronté pour LE danger suprême, surtout si sa vie est menacée ou même s’il croit tout simplement que sa vie est, comme on dit, en danger. Et ce bien qu’un danger ne soit jamais qu’un danger, étant toujours pluriel : plusieurs facteurs contribuent à faire de quelque chose, d’un danger par exemple, un danger. Mais un danger, que l’on ne confondra pas avec le Danger, die Gefahr, de Heidegger, à proprement parler, n’existe pas : ce n’est pas une chose, ni une substance, cela n’a pas d’existence véritable, car un danger, c’est, ce n’est qu’un risque, qu’une menace – ce qui, il en faut convenir, est déjà suffisamment grave pour qu’on éprouve quelque inquiétude – qui, en tant que risque ou menace, pourrait bien se concrétiser. Mais pas forcément ! Cela vaut bien quelques précautions, voire bien des précautions ; on ne va tout de même pas attendre que le feu se déclare pour s’aller en eau approvisionner. Quelques précautions, voire bien des précautions – mais pas trop, du moins selon Adler qui est d’avis que « le plus grand danger, dans la vie, c’est de vouloir prendre trop de précautions » et dont on ne se souviendra pas que pour cela –, assurément s’imposent. Avant, bien avant que le feu ne se déclare, bien avant que l’extrême droite, dont il y aurait bien plus qu’on ne le croit à dire, n’accède au, ne prenne (comme on dit) le pouvoir, comme si le pouvoir pouvait être pris. C’est là, cependant, une question que nous ne pourrons examiner ici.
Le problème, le danger si l’on veut, c’est qu’on attend que le feu se déclare pour tenter de réagir et d’agir, que l’extrême droite soit aux portes du Pouvoir, comme il semble bien que soit le cas en France à l’heure qu’il est, pour commencer à s’émouvoir. Et pourtant, on savait bien que le feu pouvait, peut à tout moment se déclarer, de même qu’on voyait bien depuis un moment déjà, depuis avril 2002 au moins, que l’extrême droite progressait sûrement et dangereusement (sic) en France. Seulement voilà ! On voyait sans voir, n’ayant pas les yeux en face des trous ; face au danger, on ne songeait pas à y faire face. Tout cela, dirons-nous pour faire vite, est le résultat d’un défaut de lecture : on confond le danger avec ce dont il est le signe et dont ne sait en toute certitude presque rien ou n’en veut rien savoir. Or ce n’est pas le danger lui-même qui est inquiétant – ou dangereux, comme on dit –, mais ce qu’il annonce, ce dont il prophétise l’avènement ou l’imminence. Pour avoir pris le signe (ici le danger) pour ce dont il est le signe (la dictature, la guerre, la famine, la Troisième Guerre Mondiale, l’hiver nucléaire) et pour avoir conclu que, parce que le signe lui-même n’est point si redoutable qu’on le pourrait craindre (ce qui n’est point inexact), ce dont le signe est le signe ne le saurait être non plus, on s’est mis à entretenir toutes sortes d’illusions, convaincu qu’il n’y aura pas de guerre alors qu’on entend déjà le grondement des canons, car la guerre, c’est le sang et la désolation. Et tant qu’on n’y est pas, on maintiendra qu’on n’y est pas, assurant même, qu’on n’en sera jamais là.
Et pourtant, certains mettaient en garde depuis assez longtemps ; c’est, comme toujours, un problème de lecture et, donc, comme nous le disons depuis un moment, de réécriture et d’écriture en même temps. Pour (tenter de) contrer l’extrême droite, face au danger – qui ne vient pas que de l’extrême droite, quand l’extrême droite ne serait quasi omniprésente, s’étant logée là où personne ne l’y attendait – dont l’extrême droite est comme l’incarnation, ses adversaires, surtout des hommes politiques, dans l’âme des apologistes de l’extrême droite bien souvent, recourant à des hyperboles grossières, privilégiant des comparaisons vulgaires, usant de métaphores douteuses et abusant de tournures d’une violence qui choquerait des fascistes avérés, ne parviennent ni à convaincre ni, même, à persuader. Et l’extrême droite officielle de s’en réjouir ! On l’a bien vu tout récemment quand ce sont les maladresses de DSK, les naïvetés de Jospin et les tautologies de Hollande qui ont fait grimper dans les sondages les intentions de vote en faveur de l’extrême droite pour les prochaines législatives. Il serait, à ce stade, étonnant que l’extrême droite, avec à sa tête le RN dont les membres ne sont, dit-on, que des analphabètes et des démagogues, ne remportât les législatives du premier tour et, même, celles du second. Toutefois, même si l’extrême droite ne l’emporte pas, c’est une variante de l’extrême droite, à peine, une fois au pouvoir, différente de l’extrême droite officielle, celle que l’on connaît et que d’aucuns ont la simplicité de prendre pour la seule extrême droite de France, qui vaincra. Le pouvoir, affirme-t-on, est traditionnellement toujours à droite, mais c’est toujours une extrême droite qui se prétend à droite qui est au pouvoir. Mitterrand au pouvoir était, du moins selon certains, peut-être encore plus autoritaire que Charles de Gaulle à qui il rêvait probablement de ressembler, lui qui, tout comme l’autre, avait été pétainiste.
Face au danger donc, ici de l’extrême droite, en France aussi bien qu’ailleurs, il faut lire, apprendre à lire, voire apprendre le grec – ainsi que le conseillait naguère Kojève à Rudi Dutschke lui demandant : « Que faire ? » – pour (essayer de ?) déchiffrer sous le signe qu’est le danger l’anagramme, le siège de telle catastrophe, imminente ou non. Le danger, loin d’être dangereux (au sens courant) serait plutôt salutaire, car permettant de prévoir et, peut-être, d’éviter aussi tout désastre.
Il est un sens du mot danger qu’on a tendance à oublier et qui veut que le danger, qu’on écrivait dangier au XIIème siècle) signifie domination, ou puissance : c’est véritablement le sens premier, et bien plus péjoratif que mélioratif, de ce que nous appelons maintenant danger et, à vrai dire, le sens qu’on attribue couramment et à tort à notre danger n’en est pas si éloigné. Force est de considérer que le danger n’est pas qu’un signe qu’il faut lire pour prévenir tout accident, toute calamité, mais, bien plus, une domination contre laquelle il faut se battre, au besoin en feignant de la respecter et de l’adorer, au lieu de s’y, comme le font apparemment les autres (mais jamais soi-même), soumettre, et face à laquelle, il faut se préparer à lutter sans relâche en énonçant ce qu’elle est, en la dénonçant pour ce qu’elle promet d’être et d’apporter pour le malheur de tous éventuellement et pour la dévastation du monde, autant d’actes de lecture, de réécriture et d’écriture que tout le monde aura reconnus.